Cas de rage à Roubaix

TROIS ROUBAISIENS GUÉRIS DE LA RAGE PAR LOUIS PASTEUR

Ce trait d’histoire locale est d’autant plus intéressant que ces trois Roubaisiens, mordus par un chien enragé, furent envoyés très rapidement par le Maire de Roubaix chez Louis Pasteur à Paris. L’annonce dans les journaux de la possibilité de guérison de cette maladie mortelle, a certainement influencé la décision rapide du Maire.
Qu’on en juge par les dates et les évènements relatés :
4 juillet 1885 : Le jeune alsacien Meister est vacciné et guéri par Louis Pasteur.
26 octobre 1885 : Communication de Pasteur sur « la méthode pour prévenir la rage après morsure » à l’académie des Sciences.
28 octobre 1885 : Le Maire Julien Lagache, au courant depuis quelques jours des cas de rage dans une cour de la ville, télégraphie à Louis Pasteur lui demandant s’il peut les traiter. Réponse affirmative.
3 novembre 1885 : Les trois malades partent à Paris, Louis Pasteur les vaccine.
12 novembre 1885 : Retour des trois Roubaisiens guéris.
DES CAS D’HYDROPHOBIE A ROUBAIX, RUE DE SOUBISE, JOURNAL DE ROUBAIX DU MARDI 27 OCTOBRE 1885
« Depuis un mois, on ne parle dans la région que de cas d’hydrophobie (synonyme de rage, dont la peur morbide de l’eau, est un des principaux symptômes). S’il faut évidemment, dans les rumeurs qui circulent à ce sujet, faire la part de l’exagération populaire, il n’est pas moins vrai qu’on a rarement vu autant de chiens enragés qu’en ce moment. C’est à croire qu’une véritable épidémie rabique affecte la race canine. Disons à ce propos que la chaleur n’influence pas comme on pourrait le penser sur le développement de l’hydrophobie. On l’observe dans toutes les saisons et ce sont même les mois de mars, d’avril, de septembre et d’octobre qui fournissent le plus de cas de cette terrible maladie.
Un petit griffon de race bâtarde a fait deux victimes, rue de Soubise. Il y a quelques jours, un habitant de cette rue, Monsieur Charles MALFAIT, tisserand, habitant la maison n° 10 de la Cour Saint Jean, avait recueilli un petit chien qui avait suivi son fils, Adrien. Il l’avait attaché dans la cour au moyen d’une corde assez solide. Lundi matin, à 8 heures, l’animal, après avoir rongé le lien qui l’enchaînait, prit la liberté et devenu subitement furieux, s’élança sur la première personne qu’il rencontra. C’était une enfant de onze ans, la jeune Hélène BOURGOIS dont les parents occupent le n° 9 de la Cour Saint Jean. Il lui fit une profonde morsure au-dessus du sourcil gauche.
Aux cris poussés par la petite fille, on accourut et on prévint aussitôt l’agent DESMARCHELIER de service dans le voisinage. Celui-ci chercha Monsieur le Docteur de CHABERT qui cautérisa la plaie au fer rouge. Hélène BOURGOIS ne souffre presque plus
Quant au chien, Monsieur ROGER, vétérinaire, le fit abattre et eut le regret de constater qu’il était atteint d’hydrophobie. Ayant appris que la veille Adrien MALFAIT avait été mordu légèrement à la main droite par la même bête, Monsieur le commissaire HENRY s’est empressé de l’envoyer à Monsieur le Docteur de CHABERT pour qu’on le cautérisât sans retard.
L’enquête continue : on veut découvrir l’origine de ce chien et on désire savoir s’il n’aurait pas également mordu d’autres personnes ou d’autres animaux de son espèce.
Le service de la charrette à chiens n’a point chômé durant ces deux jours : samedi et dimanche, on a dressé quatorze procès-verbaux et mis seize chiens en fourrière. En 1885 jusqu’au 1er octobre on a relevé 314 cas de rage canine dont 13 morts d’hommes ».
La rue de Soubise, le lieu du drame, est située assez près du centre de la ville. Elle part de la rue Sébastopol et rejoint la rue des Arts. Le rapport de 1869 indique que cette cour de 36 maisons avait 227 habitants soit environ 6 personnes par maison. Elle a la largeur minimum conseillée par la commission des logements insalubres soit 6 mètres entre les deux rangées de maisons. A Roubaix, à cette époque, la cour la plus large avait 18 mètres et la plus étroite, une vraie courée, n’avait que 2 mètres.
JOURNAL DE ROUBAIX DU MERCREDI 5 NOVEMBRE 1885
 » Monsieur PASTEUR vient d’être mis en possession de trois nouveaux sujets qui lui fourniront un champ intéressant d’observation pour l’application de sa méthode contre la rage.
Ces trois nouveaux sujets sont trois de nos concitoyens. Tout le monde sait que deux enfants, Adrien MALFAIT et Hélène BOURGOIS, habitant la rue de Soubise, ont été mordus, il y a quinze jours, par un chien enragé.
L’honorable Monsieur Julien LAGACHE a demandé dimanche matin par télégramme à l’illustre savant s’il consentait à les examiner et à les traiter. Monsieur PASTEUR a répondu, quelques heures après, par le télégramme suivant :
« Pasteur à Maire de Roubaix »
« Envoyer sans retard – Pasteur »
Les deux enfants dont il s’agit ont été immédiatement dirigés à Paris, sous la conduite d’un homme de confiance, Monsieur MARAIS, sous-inspecteur de la police de sûreté. On a découvert aussi qu’une troisième personne, Monsieur MAHIEU, avait été mordue par le même chien. On a envoyé, mardi soir, Monsieur MAHIEU rejoindre à Paris le jeune MALFAIT et la petite BOURGOIS.
Tous les trois seront soumis, par Monsieur PASTEUR, aux expériences qui ont été récemment pratiquées d’une façon si concluante sur d’autres sujets mordus par des chiens hydrophobes.
D’après le télégramme de Monsieur PASTEUR, le traitement doit durer dix jours. Tout le monde à Roubaix saura gré à Monsieur Julien LAGACHE de l’intelligence initiative qu’il a déployé en cette circonstance. »
LETTRE DU MAIRE A MONSIEUR LE PREFET DU NORD LE 5 NOVEMBRE 1885
« … Les enfants MALFAIT Adrien (19 ans) et BOURGOIS Hélène (11 ans), mordus rue de Soubise par un chien enragé, ont été conduits le 2 novembre au cabinet de Monsieur PASTEUR, par un homme de confiance, sous-inspecteur de la sûreté.
Le 4, un ouvrier, Monsieur Charles MAHIEU, qui avait été mordu par le même chien, a été adressé à son tour à Monsieur PASTEUR pour être soumis au même traitement.
Quant aux enfants dont il a été impossible d’obtenir l’entrée dans un hospice, ils restent à Paris, sous la surveillance du sous-inspecteur MARAIS, jusqu’à l’achèvement du traitement que Monsieur PASTEUR me dit devoir être terminé le 10 courant. »
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 7 NOVEMBRE 1885 : LES ROUBAISIENS EN TRAITEMENT CHEZ MONSIEUR PASTEUR
« L’illustre savant n’a pas de clinique, il n’est point attaché à un hôpital. C’est dans son laboratoire de la rue d’Ulm et dans ses annexes qu’il soigne en ce moment les trois Roubaisiens dont nous avons parlé.
Disons à ce propos que l’état et le nombre de leurs blessures ont été constatés par Messieurs les docteurs VULPIAN et GRANCHER. Le traitement de Monsieur PASTEUR est en apparence des plus simples : sous un pli fait à la peau, il inocule une demie seringue de Pravaz d’une moelle de lapin mort rabique. Cette inoculation est faite chaque jour pendant dix jours et à la même heure. C’est tout… »
LETTRES DU SOUS-INSPECTEUR MARAIS PARIS, LE 7 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je ne vous ai pas écrit plus tôt n’ayant encore aucun renseignement précis à vous donner au sujet de la santé des personnes à soigner.
Aujourd’hui, je puis vous répondre. Monsieur PASTEUR est très heureux que le vaccin ait pleinement réussi car aussitôt il s’est élevé des boutons sur le corps des personnes inoculées. Ce qui l’a persuadé de la guérison. Le 4 courant j’ai été à la gare du Nord où j’ai reconnu, répondant très bien au signalement, le nommé MAHIEU, que j’ai conduit chez le Docteur PASTEUR qui l’a inoculé immédiatement, promettant guérison.
Par ordre de Monsieur PASTEUR qui nous a lui-même désigné notre pension, rue de la Glacière n° 114 et notre hôtel pour y loger, même rue n° 71 où nous payons 2 francs par tête pour le logement et notre pension – 6 francs pour les hommes et 4 francs pour l’enfant. Le Docteur PASTEUR exige que ces personnes prennent de fortes nourritures pour renouveler le sang. Il recommande aussi beaucoup de distraction pour les enfants, leur empêchant de cette manière de prendre leur mal trop à cœur.
P.S. : J’ai oublié dans la présente de vous renseigner au sujet de l’inoculation qui se fait un jour à gauche, un autre jour à droite, à la ceinture et sous le côté. Il y a en ce moment en traitement, une vingtaine de personnes, soit de Dordogne, de la Bretagne et de différents départements.
PARIS, LE 8 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Vous me demandez tous les jours des nouvelles des personnes à soigner, ce que je fais avec plaisir. Nous allons deux fois par jour, le matin à 11 heures et le soir à 9 heures pour les faire inoculer et chaque fois que Monsieur PASTEUR nous voit arriver, il crie « Vive le Nord » en voyant les enfants supporter l’inoculation sans souffrance aucune.
Monsieur PASTEUR, pour nous distraire, nous a gracieusement offert sa carte, nous permettant de cette manière de visiter, dans la semaine, tous les monuments et curiosités de Paris.
PARIS, LE 9 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
… Nous allons tous les jours chez Monsieur PASTEUR à 10 heures du matin pour l’inoculation et cela prend très bien, Monsieur PASTEUR m’a promis guérison complète.
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
J’ai l’honneur de vous annoncer que les personnes que j’accompagne, MAHIEU, MALFAIT et la petite BOURGOIS vont très bien. Le vaccin produit son effet. Ils sont tous plein de boutons. On les vaccine avec du virus de lapin. Monsieur PASTEUR nous a dit qu’il avait chez lui des chiens enragés et qu’il les guérissait à volonté mais qu’on ne pouvait pas les voir. Cela pourrait faire mal aux gens que j’accompagne qui sont atteints d’hydrophobie.
J’espère revenir à Roubaix le 11 ou 12 courant.
PARIS, LE 11 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Le traitement de MAHIEU, MALFAIT et BOURGOIS est terminé. Monsieur PASTEUR leur a promis guérison. Nous serons revenus à Roubaix demain 12 courant par le premier train. Je n’avais pas pu vous dire jusqu’à ce jour, comment l’inoculation se faisait ; aujourd’hui, Monsieur PASTEUR me l’a dit, que c’était au 92e lapin qu’il faisait enrager et à celui-là qu’il prenait du virus pour inoculer les personnes par ce moyen il mettait la rage dans le corps des personnes plus fortes que celle existant et par ce fait il était sûr d’obtenir guérison. Il y a une vingtaine de chiens et singes et une grande quantité de lapins chez lui dans des cages qui sont très enragés pour prendre le virus tous les jours.
Nous sommes tous les jours, le matin, une vingtaine de personnes pour l’inoculation, de tous les pays, de l’Algérie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de Bretagne, de Maubeuge, de Nevers, de Versailles et de Paris…
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 14 NOVEMBRE 1885
Les trois Roubaisiens qui étaient en traitement chez Monsieur PASTEUR sont revenus jeudi après-midi, accompagnés de Monsieur le sous-inspecteur MARAIS qui ne les a pas quittés un instant pendant tout leur séjour à Paris. Ils sont rentrés enchantés de ce qu’ils ont vu et du traitement que leur a fait suivre l’illustre savant. Comment, d’ailleurs, ne garderaient-ils pas un bon souvenir de Paris ? On les a guéris, choyés et cités dans les journaux. Ils logeaient à l’Hôtel des Arts Réunis 71, rue de la Glacière. Tous les matins à dix heures, ils se rendaient au laboratoire de la rue d’Ulm et y restaient jusqu’à 11 heures. C’est pendant ce temps qu’on leur faisait les inoculations qui devait les préserver des terribles effets du virus rabique.
Nous avons vu cet après-midi la jeune Hélène BOURGOIS. C’est une fillette de onze ans, à la mine très éveillée. Elle ne cesse de vanter la paternelle bonté de Monsieur Pasteur et de ses aides. Cette enfant se plaisait si bien à Paris qu’elle y serait, dit-elle, volontiers restée, d’autant plus que ses deux oncles y demeurent. Son père, ouvrier apprêteur, est sans travail depuis cinq semaines ; aussi a-t-il regardé comme une véritable bénédiction du ciel le concours que lui a prêté l’administration municipale pour sauver sa fille. Hélène BOURGOIS, qui avait été cruellement mordue à l’arcade sourcilière, a encore le front enveloppé d’un bandeau ; mais la plaie, cautérisée plusieurs fois, ne tardera plus à se cicatriser complètement.
La petite fille a, de même que le jeune MALFAIT et Monsieur MAHIEU, le corps couvert de pustules, conséquences naturelles répétées (du traitement) dont ils ont été l’objet. Depuis quelques jours, Monsieur PASTEUR traite plus de trente personnes mordues par des chiens enragés et nous dit Monsieur MARAIS, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, du talent de l’illustre savant ou de son excessive bonté.
Quand il voit de pauvres gens sans ressources ou envoyés par de petites communes rurales trop pauvres pour leur payer autre chose que le voyage, il s’informe de leurs besoins et subvient de ses propres deniers à leur entretien pendant tout le temps que dure le traitement.
Bien plus, quand il les renvoie, il leur fait un petit cadeau qui entretient leur reconnaissance, ainsi, il a donné à la jeune Hélène, une pièce de 20 sous « qu’elle ne doit jamais changer » et que la famille, ce dont nous la félicitons, est décidée à conserver comme un précieux souvenir.
Adrien MALFAIT a reçu de Monsieur PASTEUR, une boîte contenant de l’iodoforme qui doit servir à guérir sa blessure ; ajoutons que cette matière est d’un prix élevé pour des ouvriers peu fortunés. Aussi, dans la cour Saint Jean, le nom de Pasteur est en grande vénération. Vendredi, Monsieur MARAIS a remis à Monsieur le Maire de Roubaix, la lettre suivante qu’on lui avait confiée :
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je m’empresse de vous informer que le traitement des trois personnes mordues que vous m’avez envoyées, est terminé.
Chacune d’elles, séparément, doit m’écrire et me donner des nouvelles de sa santé au moins une fois par semaine. J’ai eu grandement à me féliciter des soins et de l’esprit de discipline du sous-inspecteur de police, à qui vous aviez confié la garde de ces différentes personnes.
Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’assurance de ma considération très distinguée
Louis PASTEUR
Pour terminer, voici la savoureuse lettre de remerciements du plus âgé des Roubaisiens guéris par Louis Pasteur.
Monsieur Julien Lagache,
Maire de la Ville de Roubaix,
C’est avec des vifs sentiments de reconnaissance que je viens vous remercier des bontés que vous avez eu pour moi atteint par les cruelles morsures du chien enragé de la rue de Soubise, je n’ai cessé d’être de votre part l’objet de la plus grande sollicitude jusqu’à ma complète guérison et pour l’obtenir, vous n’avez pas hésité de m’envoyer à Paris suivre le traitement du grand Monsieur Pasteur.
Je ne vous cacherai pas, Monsieur le Maire que par la suite de mes cruelles morsures, j’étais devenue inquiet, abattu, je souffrais de la tête, j’avais l’humeur noire, sombre, je ressentais un malaise général par tout le corps.
En descendant à la gare de Paris, je fus de suite reconnu par Monsieur Alfred MARAIS, sous-inspecteur de la sûreté de Roubaix qui m’y attendait. Il vit bien l’état d’abattement dans lequel je me trouvais, par de bons mots de manière joviale et encouragements me secoua le moral, il me fit prendre quelques verres de liqueurs qui me réconfortèrent puis il me fit voyager dans la ville. C’est on peut le dire un gai compagnon, il paya presque toutes nos consommations. Je voulais lui donner les 25 francs restant de mes frais de voyage, il me les refusa disant que je saurai bien les garder.
Je fus conduit par lui-même à Monsieur PASTEUR (permettez-moi ici, Monsieur le Maire, de saluer ce nom aimé. L’avenir le bénira car son travail soulage les souffrances). Il vit bien de suite l’état de ma triste santé ; aussi par des paroles affectueuses comme il sait si bien les dire, il ranima mon courage et je pris confiance.
Je fus immédiatement avec les autres malades (il y en avait de l’Algérie) l’objet de soins les plus assidus, je fus vacciné à la ceinture du corps, il me fit 5 piqûres de chaque côté, je ressentis aux reins et à la tête un mal étrange, une lourdeur qui se dissipèrent comme par un enchantement après les premiers jours de ce traitement qui dura 10 jours et aujourd’hui, grâce à vous, Monsieur le Maire et aux bons soins du savant Monsieur Pasteur, aimé, chéri de tous les malades et désormais placé au premier rang des Grands Bienfaiteurs de l’humanité, me voilà sauvé d’une mort horrible.
Je ne l’oublierai jamais. C’est pourquoi je vous prie, Monsieur le Maire, d’en garder toute ma reconnaissance et d’agréer, s’il vous plaît, les salutations respectueuses de votre très affectionné et très reconnaissant serviteur.
MAHIEU Charles.
Voilà donc évoqué le témoignage de la guérison de trois Roubaisiens, tout au début de la mise en application de cette découverte merveilleuse que fut le vaccin contre la rage, mis au point par Louis Pasteur.

Jacques PROUVOST
Président de la Société d’Émulation de Roubaix de 1977 à 1992.

 

Le théâtre Louis Richard

Retracer l’histoire du théâtre Louis, c’est retracer l’histoire de tous ces petits théâtres, en signalant que le théâtre Louis Richard étant un modèle du genre, ne pouvait, en aucune façon, être assimilé aux autres en raison de la valeur artistique de ses pantins de bois incomparables, de son installation rationnelle, de l’esprit qui l’animait, de la qualité de son répertoire toujours renouvelé et de la dextérité de ses manipulateurs.

 Le fondateur du théâtre Louis était Louis Richard. Né à Bruges en 1850, dès son plus jeune âge, il amusait ses compagnons en habillant de « chiquées de dentelle » (sa mère était dentellière) des petites cuillères ou des fourchettes qu’il manœuvrait à la façon de marionnettes. C’était un artiste né.

Fixé à Roubaix en 1863, à l’âge de 13 ans, il fit son apprentissage de tourneur sur métaux et, désireux de s’instruire, apprit à lire et à écrire après son travail. Fréquentant les théâtres de marionnettes de l’époque il eut l’ambition d’en diriger un à son tour et, à 19 ans, en 1869, utilisant des pantins qu’il avait lui-même fabriqués, il fonda un théâtre dans le grenier d’une de ses tantes, rue des Longues Haies. Il obtint à cet effet l’autorisation impériale portant le sceau de Napoléon III.

 Le succès aidant, il s’installe Grand-rue, dans un autre grenier d’un marchand de légumes au Galon d’Eau. Il revient en 1875 chez sa tante déménage ensuite pour aller rue de Croix et, enfin le résultat de ces divers essais répondant à ses espérances, il s’installe définitivement en 1884 dans une maison qu’il a fait bâtir au 43, rue Pierre de Roubaix où la salle de spectacles, construite spécialement, peut recevoir 400 spectateurs.

 Louis Richard qui possédait les plus belles marionnettes des environs et sans doute de France, les avait sculptées, peintes et habillées lui-même, reconstituant leurs accoutrements avec une scrupuleuse exactitude et un luxe de détails inouïs. Jamais satisfait cependant, tout au long de sa carrière, il ne cessera de les perfectionner. Au début par exemple, les cheveux de ses pantins étaient d’étoupe et les yeux étaient peints. Par la suite, il leur donnera une véritable chevelure et des yeux de verre.

 Son fils Léopold a raconté que, dans les premiers temps, son père avait travaillé les têtes de ses poupées dans du bois d’orme, qui, à cause de sa dureté ne permettait d’exprimer que des figures assez rudimentaires, utilisant par la suite un bois beaucoup plus tendre, le tilleul, avec un art consommé et une technique plus approfondie, il put enfin donner cette expression de vie extraordinaire qu’on leur voit encore aujourd’hui.

 Louis Richard était un artiste et donc un sentimental et il n’est pas sans intérêt d’apprendre que, lorsqu’il eut enfin réalisé de façon parfaite ses nouvelles marionnettes, il se sépara de ses premières, mais d’une manière qui prouve bien qu’il ne les considérait pas comme des jouets quelconques, bons à jeter à la poubelle après usage.

 Il eut une pensée que seul un poète pouvait concevoir : il creusa une tombe sous son théâtre même et il enterra pieusement et sans doute avec tristesse toutes les marionnettes rudimentaires de ses débuts. Son fils devait les exhumer trente ans plus tard avec non moins de piété.

Louis Richard qui, entre temps jusqu’en 1896, pratiqua un autre métier aujourd’hui disparu, celui de cordier pour archers, est l’inventeur de la marionnette aux jambes articulées de l’intérieur. En effet, par un système ingénieux de ficelles qui passent à travers le corps des marionnettes, il pouvait, en les manipulant, donner à ses personnages une apparence de marche réelle avec un certain déhanchement très naturel et qu’on ne trouve pas chez les autres marionnettes.

 Un américain, Réginald Sibbald a fait en 1936 une thèse sur « les marionnettes dans le Nord de la France ». Il avait été frappé de cette particularité qu’il n’avait pas encore rencontré et il exprimait ainsi son avis : « La plupart des autres marionnettes, qu’elles soient de Lille d’Amiens ou d’ailleurs, quand elles marchent, doivent s’incliner légèrement en arrière afin que les ficelles qui sont fixées extérieurement aux jambes ne puissent pas frapper le corps ou se mêler aux vêtements et, comme les ficelles sont habituellement attachées aux jointures des genoux, la poupée marche en levant les genoux, tandis que la partie inférieure de la jambe se balance simplement. Louis Richard est, à ma connaissance, le seul fabricant de marionnette qui a trouvé le moyen de surmonter cette difficulté au moyen d’une méthode secrète. Il passait ses ficelles à travers la tête dans l’intérieur même des jambes. Le résultat est remarquable. Comme les ficelles des jambes sont attachées à un simple balancier au bout de la tige du support, l’opérateur peut faire marcher, rien qu’au moyen d’un léger mouvement de poignet, en le tenant dans la position debout. Avec ce système, la marionnette peut faire de grandes enjambées ou marcher à petits pas. Les marionnettes de Richard, écrivait encore cet américain, sont les seules en Europe et sans doute dans le monde à avoir adopté ce dispositif inconnu totalement ailleurs ».

 Ajoutons que l’amélioration ainsi apportée permettait à Richard de donner sur scène de grandes batailles épiques avec de nombreux personnages sans risque de les emmêler. Les marionnettistes lillois qui n’utilisaient pas ce procédé, étaient toujours dans l’obligation de réaliser de grands combats dans la coulisse, hors de la vue des spectateurs.

 C’est dans les années 1900-1910 que le théâtre Louis connut une popularité extraordinaire. Il y avait parfois 400 à 500 spectateurs par séance. Le prix était modique : 5 sous le dimanche, 3 sous le lundi, 1 sou le jeudi.

 Il était tellement apprécié que Louis Richard, certaines années, en était arrivé à gagner près de 4 000 francs par an (francs or). Sa femme qui fut longtemps sa plus fidèle collaboratrice, interviewée en 1938, raconta qu’à certaines séances durant les entractes, elle avait vendu jusqu’à 18 paquets de 18 gaufres, dix douzaines de gâteaux, du coco à 1 sou le gobelet et 100 kilos de pommes-frites.

 De ses cinq enfants, Louis Richard fit cinq montreurs de marionnettes mais, malheureusement, deux de ses fils furent tués à la guerre 1914-1918. Le théâtre Louis a toujours été le fruit d’une exploitation familiale, Louis Richard eut pour aides en 1893 Alfred Decottignies, son neveu puis Alfred Doutreligne qui imitait les oiseaux et sifflait à ravir ; en 1899, son fils Jules devint le principal manipulateur jusqu’en 1908 ; peu après, ce fut son second fils Maurice qui fit partie de la troupe. Enfin, en 1903, Léon, son troisième fils, prit la direction, gardant dans son esprit et dans son cœur l’idéal légué par son père.

 C’est Léopold Richard qui confiait en 1938 à un journaliste roubaisien comment il concevait son rôle de montreur de marionnettes : « Vivre pour un idéal, disait-il, qui le rapproche du peuple, peuple lui-même le marionnettiste possède ses coutumes, lui parle sa langue et se fait comprendre de lui, bien plus sûrement que les discours les mieux conçus de nos grands orateurs qui ne sont accessibles qu’à ceux qui le comprennent ».

 On ne peut mieux dire, ajoutait le journaliste et Léopold, fils de Louis, est resté dans la stricte tradition des montreurs de marionnettes ; il n’a jamais forcé son talent et il ne peut être de plus fidèle serviteur du théâtre populaire.

 Excepté entre 1914 et 1918, le théâtre Louis n’a jamais cessé de fonctionner. Des représentations furent données tous les dimanches, lundis et jeudis après-midi et aussi le jeudi soir ; le public du jeudi après-midi était composé d’enfants et les adultes assistaient nombreux aux autres séances qui leur étaient consacrées.

 Le fondateur Louis Richard a imaginé ses types de personnages de toutes pièces qui ne doivent absolument rien à Polichinelle de Paris, au Guignol de Lyon, au Lafleur d’Amiens ou au Jacques de Lille. A l’origine, le héros typique dans son théâtre, toujours chargé du rôle principal dans les drames s’appelait le Brave et son jeune acolyte « le petit brave ». Un autre héros s’appelait l’Hercule. Le comique avait nom : « Barpe-à-Poux », mais depuis de nombreuses années, il n’est plus guère connu que sous le nom de « Bibi-Lolo ». ».

 Ce Bibi-Lolo est un personnage humoristique qu’on ne peut comparer avec les autres types comiques traditionnels : Polichinelle est presque toujours commun, vulgaire, quelquefois même obscène. La fleur d’Amiens et Jacques de Lille sont des types de valets qui très souvent, tombent dans la grossièreté. Rien de tel chez Bibi-Lolo ; c’est un humoriste plaisant, raffiné même dans ses plaisanteries ; ce n’est pas le domestique habitué des Comédies de Lille ou d’Amiens. Il remplit tous les rôles et sait se contenter d’un rôle secondaire. Il est l’annonceur officiel de la troupe et son apparition sur scène apporte toujours une diversion qui, pour être assez burlesque, n’en est pas moins toujours décente et de bon aloi.

 Dans les bamboches, ces comédies patoisantes en un acte qui habituellement, terminent toujours le spectacle, le héros principal est toujours le Petit Morveux, marionnette d’une taille plus petite, à l’esprit vif, à la répartie mordante et qui ne s’exprime qu’en patois. Le public enfantin se reconnaît complètement en lui ; il est, en effet, le modèle du titi, du gavroche roubaisien.

 

Le fondateur du théâtre Louis avait créé de ses mains plus de quatre cents marionnettes ; il était devenu tellement habile qu’une journée de travail lui suffisait pour sculpter une tête au moyen de gouges et de couteaux. La figure d’un habitant du quartier lui avait-elle paru pittoresque, il la reproduisait fidèlement de mémoire, en l’accentuant quelque peu pour raisons d’optique théâtrale.

 Les rideaux, les 52 décors, les intérieurs, les extérieurs sont son œuvre, les salons, les palais, les prisons, les paysages, les scènes de pleine mer ainsi que tous les accessoires, et ils sont nombreux, ont été créés par Louis Richard. Tous les petits meubles à la taille des interprètes : fauteuils, chaises, tables canapés, trônes… ont été confectionnés par lui. Les trois cents costumes ont été dessinés par lui et confectionnés avec l’aide de sa femme, habile couturière dans un souci d’exactitude historique qui confond l’imagination. De ses mains sont sortis des squelettes effrayants de vérité, jusqu’aux animaux qui ont été ressuscités sous ses doigts d’artiste : chevaux, chiens, chats, lions, tigres, tout s’y trouve et Louis Richard grâce à son équipement remarquable, était capable de représenter n’importe quelle pièce, même exigeant une figuration spéciale.

 Ainsi, par exemple au bûcher de Jeanne d’Arc, on voyait un homme d’armes mettre réellement le feu avec une torche et le rideau tombait quand le bûcher commençait à flamber. Lors d’une bataille, on peut voir un cavalier dont la tête était emportée par un boulet, tandis que le cheval continuait sa course. Le théâtre Louis était arrivé à reconstituer un combat naval et les spectateurs avaient la nette impression d’apercevoir un navire sombrer dans les flots.

 Dans les batailles rangées, il n’était pas rare de voir s’amonceler sur scène plus de cent cadavres de marionnettes et du dernier carré de Waterloo, par exemple, on a conservé le souvenir d’une scène épique où les morts tombaient drus dans un enchevêtrement de caissons, de canons et de violence d’expression qui nous surprendrait aujourd’hui.

 Quand on jouait Jeanne d’Arc et qu’on chantait sur scène :

« Guerre aux tyrans !

Jamais, jamais en France

Jamais l’anglais ne régnera. »

toute l’assistance debout appuyait cette affirmation de 400 « non ! non ! » retentissants de quoi faire crouler tout l’établissement.

 Contrairement aux autres théâtres où les spectateurs ne se gênaient pas pour créer un certain tumulte et jeter des fruits à la face des marionnettes, le théâtre Louis avait su discipliner ses auditeurs et les séances avaient toujours lieu dans un calme relatif.

 

Une fois par an cependant, le lundi des Parjurés (c’est le lundi qui suit l’Epiphanie. Ce nom vient du manque de foi attribué aux rois mages qui ne rapportèrent pas au roi Hérode, comme ils s’y étaient engagés, des nouvelles de l’Enfant-Jésus). Louis Richard donnait une farce en trois actes intitulée « La perruque de la fermière » et les habitués savaient qu’à cette occasion, ils pouvaient se munir de projectiles et qu’ils seraient autorisés à les jeter sur la scène, à un certain moment. Ce moment était impatiemment attendu et quand la fermière intimait à son garde, Jacques, de faire son travail et d’arrêter quelques petits maraudeurs, Jacques se tournait vers la salle et criait : « Allez feu ! Cha y est ch’ed l’bombardement ! » A ce signal tous les spectateurs inondaient la scène de noix, d’oranges, de carottes, de navets, de pommes de terre tandis que le Petit Morveux surgissait sur scène pour enlever la perruque de la fermière, montrant son crâne à nu, sous les applaudissements frénétiques de toute l’assistance.

 Le répertoire du théâtre Louis fut très important. Environ 500 pièces ont été composées par Louis Richard et ses successeurs, pièces qui parfois comptent 40 actes et certaines mêmes comme « Les mystères de Venise » 120. Il faut ajouter plus de 200 « boboches » écrits dans le plus pur patois roubaisien.

 Mais la grande vogue des théâtres de marionnettes est morte depuis une génération, pratiquement depuis l’avènement du café-concert et du cinéma parlant qui a coupé les ficelles des marionnettes et comme disait Léopold Richard avec émotion : « L’rideau ya tché comme in’brique ».

 Heureusement la tradition a été reprise. Une association pour le renouveau de la marionnette à tringle existe à Roubaix. Les représentations sont nombreuses. La vitalité en est très grande. Nous conclurons en rappelant cette phrase de Paul Claudel : « La marionnette n’est pas un acteur, c’est une parole qui agit ».

Communication présentée par Monsieur Jacques PROUVOST, Président de la Société d’Emulation de Roubaix au Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes du Nord de la France en 1990