n° 16 Mars-Août 2014

n°16

Éditorial par Bernard Schaeffer et Gilles Maury p5

Parutions & actualités

Signet Roubaix, L’infatigable Philippe Waret,

Aux ANMT : le travail, c’est tout un monde, Découvrir les éditions Au Paravent

par Josiane Deroubaix, Gilles Maury, Evelyne Gronier-Renaut p6 à 10

Histoire industrielle et commerciale

Damart … 60 ans, et alors ? par Evelyne Gronier-Renaut p12

Dossier

Le Prix de l’émulation 2013 Les Lauréats

par Michel David, Josiane Deroubaix, Evelyne Gronier-Renaut, Fatima Jibidar, Gilles Maury,

Laurence Mourette p 24

Portrait

From Roubaix to Boston, Yvonne Furneaux par Isabelle Baudelet p 34

Histoire

Fait tragique à l’église Saint-Michel par Xavier Lepoutre p 42

Bouvy, encore …/une pièce manquante par Gilles Maury, Isabelle Baudelet p 44

Théodore Botrel à Roubaix par Philippe Waret p 48

Abonnement, adhésions, anciens numéros p 49

Cas de rage à Roubaix

TROIS ROUBAISIENS GUÉRIS DE LA RAGE PAR LOUIS PASTEUR

Ce trait d’histoire locale est d’autant plus intéressant que ces trois Roubaisiens, mordus par un chien enragé, furent envoyés très rapidement par le Maire de Roubaix chez Louis Pasteur à Paris. L’annonce dans les journaux de la possibilité de guérison de cette maladie mortelle, a certainement influencé la décision rapide du Maire.
Qu’on en juge par les dates et les évènements relatés :
4 juillet 1885 : Le jeune alsacien Meister est vacciné et guéri par Louis Pasteur.
26 octobre 1885 : Communication de Pasteur sur « la méthode pour prévenir la rage après morsure » à l’académie des Sciences.
28 octobre 1885 : Le Maire Julien Lagache, au courant depuis quelques jours des cas de rage dans une cour de la ville, télégraphie à Louis Pasteur lui demandant s’il peut les traiter. Réponse affirmative.
3 novembre 1885 : Les trois malades partent à Paris, Louis Pasteur les vaccine.
12 novembre 1885 : Retour des trois Roubaisiens guéris.
DES CAS D’HYDROPHOBIE A ROUBAIX, RUE DE SOUBISE, JOURNAL DE ROUBAIX DU MARDI 27 OCTOBRE 1885
« Depuis un mois, on ne parle dans la région que de cas d’hydrophobie (synonyme de rage, dont la peur morbide de l’eau, est un des principaux symptômes). S’il faut évidemment, dans les rumeurs qui circulent à ce sujet, faire la part de l’exagération populaire, il n’est pas moins vrai qu’on a rarement vu autant de chiens enragés qu’en ce moment. C’est à croire qu’une véritable épidémie rabique affecte la race canine. Disons à ce propos que la chaleur n’influence pas comme on pourrait le penser sur le développement de l’hydrophobie. On l’observe dans toutes les saisons et ce sont même les mois de mars, d’avril, de septembre et d’octobre qui fournissent le plus de cas de cette terrible maladie.
Un petit griffon de race bâtarde a fait deux victimes, rue de Soubise. Il y a quelques jours, un habitant de cette rue, Monsieur Charles MALFAIT, tisserand, habitant la maison n° 10 de la Cour Saint Jean, avait recueilli un petit chien qui avait suivi son fils, Adrien. Il l’avait attaché dans la cour au moyen d’une corde assez solide. Lundi matin, à 8 heures, l’animal, après avoir rongé le lien qui l’enchaînait, prit la liberté et devenu subitement furieux, s’élança sur la première personne qu’il rencontra. C’était une enfant de onze ans, la jeune Hélène BOURGOIS dont les parents occupent le n° 9 de la Cour Saint Jean. Il lui fit une profonde morsure au-dessus du sourcil gauche.
Aux cris poussés par la petite fille, on accourut et on prévint aussitôt l’agent DESMARCHELIER de service dans le voisinage. Celui-ci chercha Monsieur le Docteur de CHABERT qui cautérisa la plaie au fer rouge. Hélène BOURGOIS ne souffre presque plus
Quant au chien, Monsieur ROGER, vétérinaire, le fit abattre et eut le regret de constater qu’il était atteint d’hydrophobie. Ayant appris que la veille Adrien MALFAIT avait été mordu légèrement à la main droite par la même bête, Monsieur le commissaire HENRY s’est empressé de l’envoyer à Monsieur le Docteur de CHABERT pour qu’on le cautérisât sans retard.
L’enquête continue : on veut découvrir l’origine de ce chien et on désire savoir s’il n’aurait pas également mordu d’autres personnes ou d’autres animaux de son espèce.
Le service de la charrette à chiens n’a point chômé durant ces deux jours : samedi et dimanche, on a dressé quatorze procès-verbaux et mis seize chiens en fourrière. En 1885 jusqu’au 1er octobre on a relevé 314 cas de rage canine dont 13 morts d’hommes ».
La rue de Soubise, le lieu du drame, est située assez près du centre de la ville. Elle part de la rue Sébastopol et rejoint la rue des Arts. Le rapport de 1869 indique que cette cour de 36 maisons avait 227 habitants soit environ 6 personnes par maison. Elle a la largeur minimum conseillée par la commission des logements insalubres soit 6 mètres entre les deux rangées de maisons. A Roubaix, à cette époque, la cour la plus large avait 18 mètres et la plus étroite, une vraie courée, n’avait que 2 mètres.
JOURNAL DE ROUBAIX DU MERCREDI 5 NOVEMBRE 1885
 » Monsieur PASTEUR vient d’être mis en possession de trois nouveaux sujets qui lui fourniront un champ intéressant d’observation pour l’application de sa méthode contre la rage.
Ces trois nouveaux sujets sont trois de nos concitoyens. Tout le monde sait que deux enfants, Adrien MALFAIT et Hélène BOURGOIS, habitant la rue de Soubise, ont été mordus, il y a quinze jours, par un chien enragé.
L’honorable Monsieur Julien LAGACHE a demandé dimanche matin par télégramme à l’illustre savant s’il consentait à les examiner et à les traiter. Monsieur PASTEUR a répondu, quelques heures après, par le télégramme suivant :
« Pasteur à Maire de Roubaix »
« Envoyer sans retard – Pasteur »
Les deux enfants dont il s’agit ont été immédiatement dirigés à Paris, sous la conduite d’un homme de confiance, Monsieur MARAIS, sous-inspecteur de la police de sûreté. On a découvert aussi qu’une troisième personne, Monsieur MAHIEU, avait été mordue par le même chien. On a envoyé, mardi soir, Monsieur MAHIEU rejoindre à Paris le jeune MALFAIT et la petite BOURGOIS.
Tous les trois seront soumis, par Monsieur PASTEUR, aux expériences qui ont été récemment pratiquées d’une façon si concluante sur d’autres sujets mordus par des chiens hydrophobes.
D’après le télégramme de Monsieur PASTEUR, le traitement doit durer dix jours. Tout le monde à Roubaix saura gré à Monsieur Julien LAGACHE de l’intelligence initiative qu’il a déployé en cette circonstance. »
LETTRE DU MAIRE A MONSIEUR LE PREFET DU NORD LE 5 NOVEMBRE 1885
« … Les enfants MALFAIT Adrien (19 ans) et BOURGOIS Hélène (11 ans), mordus rue de Soubise par un chien enragé, ont été conduits le 2 novembre au cabinet de Monsieur PASTEUR, par un homme de confiance, sous-inspecteur de la sûreté.
Le 4, un ouvrier, Monsieur Charles MAHIEU, qui avait été mordu par le même chien, a été adressé à son tour à Monsieur PASTEUR pour être soumis au même traitement.
Quant aux enfants dont il a été impossible d’obtenir l’entrée dans un hospice, ils restent à Paris, sous la surveillance du sous-inspecteur MARAIS, jusqu’à l’achèvement du traitement que Monsieur PASTEUR me dit devoir être terminé le 10 courant. »
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 7 NOVEMBRE 1885 : LES ROUBAISIENS EN TRAITEMENT CHEZ MONSIEUR PASTEUR
« L’illustre savant n’a pas de clinique, il n’est point attaché à un hôpital. C’est dans son laboratoire de la rue d’Ulm et dans ses annexes qu’il soigne en ce moment les trois Roubaisiens dont nous avons parlé.
Disons à ce propos que l’état et le nombre de leurs blessures ont été constatés par Messieurs les docteurs VULPIAN et GRANCHER. Le traitement de Monsieur PASTEUR est en apparence des plus simples : sous un pli fait à la peau, il inocule une demie seringue de Pravaz d’une moelle de lapin mort rabique. Cette inoculation est faite chaque jour pendant dix jours et à la même heure. C’est tout… »
LETTRES DU SOUS-INSPECTEUR MARAIS PARIS, LE 7 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je ne vous ai pas écrit plus tôt n’ayant encore aucun renseignement précis à vous donner au sujet de la santé des personnes à soigner.
Aujourd’hui, je puis vous répondre. Monsieur PASTEUR est très heureux que le vaccin ait pleinement réussi car aussitôt il s’est élevé des boutons sur le corps des personnes inoculées. Ce qui l’a persuadé de la guérison. Le 4 courant j’ai été à la gare du Nord où j’ai reconnu, répondant très bien au signalement, le nommé MAHIEU, que j’ai conduit chez le Docteur PASTEUR qui l’a inoculé immédiatement, promettant guérison.
Par ordre de Monsieur PASTEUR qui nous a lui-même désigné notre pension, rue de la Glacière n° 114 et notre hôtel pour y loger, même rue n° 71 où nous payons 2 francs par tête pour le logement et notre pension – 6 francs pour les hommes et 4 francs pour l’enfant. Le Docteur PASTEUR exige que ces personnes prennent de fortes nourritures pour renouveler le sang. Il recommande aussi beaucoup de distraction pour les enfants, leur empêchant de cette manière de prendre leur mal trop à cœur.
P.S. : J’ai oublié dans la présente de vous renseigner au sujet de l’inoculation qui se fait un jour à gauche, un autre jour à droite, à la ceinture et sous le côté. Il y a en ce moment en traitement, une vingtaine de personnes, soit de Dordogne, de la Bretagne et de différents départements.
PARIS, LE 8 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Vous me demandez tous les jours des nouvelles des personnes à soigner, ce que je fais avec plaisir. Nous allons deux fois par jour, le matin à 11 heures et le soir à 9 heures pour les faire inoculer et chaque fois que Monsieur PASTEUR nous voit arriver, il crie « Vive le Nord » en voyant les enfants supporter l’inoculation sans souffrance aucune.
Monsieur PASTEUR, pour nous distraire, nous a gracieusement offert sa carte, nous permettant de cette manière de visiter, dans la semaine, tous les monuments et curiosités de Paris.
PARIS, LE 9 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
… Nous allons tous les jours chez Monsieur PASTEUR à 10 heures du matin pour l’inoculation et cela prend très bien, Monsieur PASTEUR m’a promis guérison complète.
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
J’ai l’honneur de vous annoncer que les personnes que j’accompagne, MAHIEU, MALFAIT et la petite BOURGOIS vont très bien. Le vaccin produit son effet. Ils sont tous plein de boutons. On les vaccine avec du virus de lapin. Monsieur PASTEUR nous a dit qu’il avait chez lui des chiens enragés et qu’il les guérissait à volonté mais qu’on ne pouvait pas les voir. Cela pourrait faire mal aux gens que j’accompagne qui sont atteints d’hydrophobie.
J’espère revenir à Roubaix le 11 ou 12 courant.
PARIS, LE 11 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Le traitement de MAHIEU, MALFAIT et BOURGOIS est terminé. Monsieur PASTEUR leur a promis guérison. Nous serons revenus à Roubaix demain 12 courant par le premier train. Je n’avais pas pu vous dire jusqu’à ce jour, comment l’inoculation se faisait ; aujourd’hui, Monsieur PASTEUR me l’a dit, que c’était au 92e lapin qu’il faisait enrager et à celui-là qu’il prenait du virus pour inoculer les personnes par ce moyen il mettait la rage dans le corps des personnes plus fortes que celle existant et par ce fait il était sûr d’obtenir guérison. Il y a une vingtaine de chiens et singes et une grande quantité de lapins chez lui dans des cages qui sont très enragés pour prendre le virus tous les jours.
Nous sommes tous les jours, le matin, une vingtaine de personnes pour l’inoculation, de tous les pays, de l’Algérie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de Bretagne, de Maubeuge, de Nevers, de Versailles et de Paris…
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 14 NOVEMBRE 1885
Les trois Roubaisiens qui étaient en traitement chez Monsieur PASTEUR sont revenus jeudi après-midi, accompagnés de Monsieur le sous-inspecteur MARAIS qui ne les a pas quittés un instant pendant tout leur séjour à Paris. Ils sont rentrés enchantés de ce qu’ils ont vu et du traitement que leur a fait suivre l’illustre savant. Comment, d’ailleurs, ne garderaient-ils pas un bon souvenir de Paris ? On les a guéris, choyés et cités dans les journaux. Ils logeaient à l’Hôtel des Arts Réunis 71, rue de la Glacière. Tous les matins à dix heures, ils se rendaient au laboratoire de la rue d’Ulm et y restaient jusqu’à 11 heures. C’est pendant ce temps qu’on leur faisait les inoculations qui devait les préserver des terribles effets du virus rabique.
Nous avons vu cet après-midi la jeune Hélène BOURGOIS. C’est une fillette de onze ans, à la mine très éveillée. Elle ne cesse de vanter la paternelle bonté de Monsieur Pasteur et de ses aides. Cette enfant se plaisait si bien à Paris qu’elle y serait, dit-elle, volontiers restée, d’autant plus que ses deux oncles y demeurent. Son père, ouvrier apprêteur, est sans travail depuis cinq semaines ; aussi a-t-il regardé comme une véritable bénédiction du ciel le concours que lui a prêté l’administration municipale pour sauver sa fille. Hélène BOURGOIS, qui avait été cruellement mordue à l’arcade sourcilière, a encore le front enveloppé d’un bandeau ; mais la plaie, cautérisée plusieurs fois, ne tardera plus à se cicatriser complètement.
La petite fille a, de même que le jeune MALFAIT et Monsieur MAHIEU, le corps couvert de pustules, conséquences naturelles répétées (du traitement) dont ils ont été l’objet. Depuis quelques jours, Monsieur PASTEUR traite plus de trente personnes mordues par des chiens enragés et nous dit Monsieur MARAIS, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, du talent de l’illustre savant ou de son excessive bonté.
Quand il voit de pauvres gens sans ressources ou envoyés par de petites communes rurales trop pauvres pour leur payer autre chose que le voyage, il s’informe de leurs besoins et subvient de ses propres deniers à leur entretien pendant tout le temps que dure le traitement.
Bien plus, quand il les renvoie, il leur fait un petit cadeau qui entretient leur reconnaissance, ainsi, il a donné à la jeune Hélène, une pièce de 20 sous « qu’elle ne doit jamais changer » et que la famille, ce dont nous la félicitons, est décidée à conserver comme un précieux souvenir.
Adrien MALFAIT a reçu de Monsieur PASTEUR, une boîte contenant de l’iodoforme qui doit servir à guérir sa blessure ; ajoutons que cette matière est d’un prix élevé pour des ouvriers peu fortunés. Aussi, dans la cour Saint Jean, le nom de Pasteur est en grande vénération. Vendredi, Monsieur MARAIS a remis à Monsieur le Maire de Roubaix, la lettre suivante qu’on lui avait confiée :
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je m’empresse de vous informer que le traitement des trois personnes mordues que vous m’avez envoyées, est terminé.
Chacune d’elles, séparément, doit m’écrire et me donner des nouvelles de sa santé au moins une fois par semaine. J’ai eu grandement à me féliciter des soins et de l’esprit de discipline du sous-inspecteur de police, à qui vous aviez confié la garde de ces différentes personnes.
Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’assurance de ma considération très distinguée
Louis PASTEUR
Pour terminer, voici la savoureuse lettre de remerciements du plus âgé des Roubaisiens guéris par Louis Pasteur.
Monsieur Julien Lagache,
Maire de la Ville de Roubaix,
C’est avec des vifs sentiments de reconnaissance que je viens vous remercier des bontés que vous avez eu pour moi atteint par les cruelles morsures du chien enragé de la rue de Soubise, je n’ai cessé d’être de votre part l’objet de la plus grande sollicitude jusqu’à ma complète guérison et pour l’obtenir, vous n’avez pas hésité de m’envoyer à Paris suivre le traitement du grand Monsieur Pasteur.
Je ne vous cacherai pas, Monsieur le Maire que par la suite de mes cruelles morsures, j’étais devenue inquiet, abattu, je souffrais de la tête, j’avais l’humeur noire, sombre, je ressentais un malaise général par tout le corps.
En descendant à la gare de Paris, je fus de suite reconnu par Monsieur Alfred MARAIS, sous-inspecteur de la sûreté de Roubaix qui m’y attendait. Il vit bien l’état d’abattement dans lequel je me trouvais, par de bons mots de manière joviale et encouragements me secoua le moral, il me fit prendre quelques verres de liqueurs qui me réconfortèrent puis il me fit voyager dans la ville. C’est on peut le dire un gai compagnon, il paya presque toutes nos consommations. Je voulais lui donner les 25 francs restant de mes frais de voyage, il me les refusa disant que je saurai bien les garder.
Je fus conduit par lui-même à Monsieur PASTEUR (permettez-moi ici, Monsieur le Maire, de saluer ce nom aimé. L’avenir le bénira car son travail soulage les souffrances). Il vit bien de suite l’état de ma triste santé ; aussi par des paroles affectueuses comme il sait si bien les dire, il ranima mon courage et je pris confiance.
Je fus immédiatement avec les autres malades (il y en avait de l’Algérie) l’objet de soins les plus assidus, je fus vacciné à la ceinture du corps, il me fit 5 piqûres de chaque côté, je ressentis aux reins et à la tête un mal étrange, une lourdeur qui se dissipèrent comme par un enchantement après les premiers jours de ce traitement qui dura 10 jours et aujourd’hui, grâce à vous, Monsieur le Maire et aux bons soins du savant Monsieur Pasteur, aimé, chéri de tous les malades et désormais placé au premier rang des Grands Bienfaiteurs de l’humanité, me voilà sauvé d’une mort horrible.
Je ne l’oublierai jamais. C’est pourquoi je vous prie, Monsieur le Maire, d’en garder toute ma reconnaissance et d’agréer, s’il vous plaît, les salutations respectueuses de votre très affectionné et très reconnaissant serviteur.
MAHIEU Charles.
Voilà donc évoqué le témoignage de la guérison de trois Roubaisiens, tout au début de la mise en application de cette découverte merveilleuse que fut le vaccin contre la rage, mis au point par Louis Pasteur.

Jacques PROUVOST
Président de la Société d’Émulation de Roubaix de 1977 à 1992.

 

Les cafés guérisseurs

Café d’amis, d’habitués qui aimaient tant se retrouver après le dur labeur de l’usine et où les cris des discussions passionnées remplaçaient le vacarme des métiers à tisser, interrompu par la voix stridente d’une compagne furieuse tentant de récupérer son homme ivre.

Souvent cellule politique enfermant dans leurs convictions des ouvriers malades d’égalité et de liberté car, on soigne le cœur et les âmes, mais aussi les corps dans les cafés de Roubaix.

Capitale du Textile certes, notre vieille cité avait aussi, au XIXe siècle, une réputation nationale et même internationale. On y venait de Belgique et même d’Algérie, pour guérir des malades envahis par le ténia, communément appelé Ver Solitaire , qui ne restait pas longtemps seul à Roubaix. Ce mal était très fréquent à une époque d’insuffisance des contrôles sanitaires de la viande. La rumeur, toujours plus efficace que la médecine traditionnelle, conseillait alors de se rendre rue Buffon, dans un café étrange appelé LE VER SOLITAIRE.

L’estaminet du VER SOLITAIRE était alors tenu par un singulier personnage : Alphonse Berthe que, ni sa profession, ni ses études, ni son apparence ne semblaient destiner au rôle de GUERISSEUR, et de guérisseurs heureux, qu’il a rempli pendant des années. Alphonse Berthe avait trouvé un bien curieux remède qui permettait de délivrer du ver solitaire les malheureux rongés par le terrible parasite.

La salle de l’estaminet tenait lieu de tout, cabinet de consultation, salle d’opération et clinique. Dieu sait le courage qu’il fallait aux patients pour avaler la drogue magique, les grimaces et les contorsions qu’elle arrachait aux pauvres malades ! Mais, au moins, elle guérissait, elle était irrésistible. L’installation, il faut le dire, était absente, les malades se trouvaient pèle mêle. Des scènes épiques se déroulaient alors dans l’estaminet et dans la cour, occasionnées tout d’abord par l’absorption et ensuite par les diverses phases d’opération du remède.

Mais qu’importe ! Telle la devineresse de la fable, le guérisseur de la rue Buffon avait la côte, son galetas, mieux que s’il eut été salon, reçut plus d’un quart de siècle, la visite de milliers et milliers de personnes atteintes de ce mal particulier. Les malades appartenaient à toutes les classes de la société. Sa popularité était considérable, une chanson de carnaval qui passait en revue les célébrités locales, mentionnait naturellement Alphonse Berthe, surnomme EL VER SOLITAIRE dans le couplet suivant :

 

V’la Alphonse EL ver solitaire

Sin nom y est bin répindu

Ch’est in homm qui connot s’n affaire

Car y nin minque jomais nu !

 

Mais cela n’alla pas toujours tout seul pour EL VER SOLITAIRE … car ce qu’il pratiquait là c’était tout bonnement, l’exercice illégal de la médecine. Cependant, sa célébrité, contraire en cela à beaucoup d’autres, n’avait guère décru quand il vint à mourir à la fin du 19e siècle, emportant avec lui son secret dans la tombe. Nous disons son secret car la médecine d’aujourd’hui en a d’autres. Comment avait-il découvert le sien ? En feuilletant de vieux bouquins, paraît-il, il avait trouvé le nom des plantes dont la mixture était assez énergique pour produire un effet salutaire.

L’estaminet du VER SOLITAIRE, démoli en 1910, avec quelques maisons qui l’entouraient, a laissé la place aujourd’hui au Groupe Scolaire BUFFON.

Plus tard, au café LE PETIT GLOBE situé au 51 rue Pellart, le tenancier Edmond MERCIER vendait une pommade exceptionnelle pour guérir des cors au pied. LE TUE CORS qui faisait courir les Roubaisiens, fut retiré de la vente en 1931 et Edmond MERCIER a été condamné pour exercice illégal de la médecine !

 

                                                                                            Bernard SCHAEFFER

Président de la Société d’Emulation de Roubaix de 2002 à 2015

 

SOURCES : Les rues de Roubaix – Théodore LEURIDAN – ANNALES tome X ( 1914)

                      Les rues de Roubaix Société d’Emulation de Roubaix – Tome 1.

La tragédie de la Planche Trouée

Le 30 Floréal de l’An 2 (19 mai 1794), vers minuit, le sous-lieutenant Bernard du 14e régiment de chasseurs à cheval, passant à Roubaix pour aller à Wattrelos, à proximité d’un cabaret que la tradition assure être le cabaret de la Planche Trouée, entendit « des individus qui chantaient vive le Roi ! Vive l’Empereur et Cobourg ! » et qui disaient : « Nous les ferons sauter ces Carmagnoles ! ».
Descendant de cheval, l’officier entra « pour connaître de vue les personnes qui tenaient des propos aussi atroces ». Il vit « un bossu et un autre qui venait du pays autrichien » et qui l’apostrophèrent aussitôt en criant : « Ah ! Voilà un de ces Carmagnoles ».
« Ma présence, dira le sous-lieutenant dans son rapport, ne les a empêchés nullement de tenir les mêmes propos sur ce, j’ai sorti (sic) chercher du monde pour les arrêter ».
 
Sa plainte adressée au Comité révolutionnaire de Roubaix signale surtout deux individus, probablement les plus exaltés, alors que neuf personnes se trouvaient dans le cabaret ainsi qu’en feront foi les interrogatoires ultérieurs. C’étaient le tenancier Auguste Bourgeois et sa femme Victoire Delerue ; Joseph Couteau, le bossu, âgé de 32 ans, ouvrier tisserand et son frère Louis, 38 ans, également tisserand, tous deux domiciliés chemin de l’Hommelet-au-Bois ; Pierre-Joseph Coingnet, boucher ; Pierre-François Cateau dont le métier n’est pas indiqué ; Louis Leclercq, manouvrier et une femme Henriette Martin, demeurant, tous audit Roubaix, plus un nommé Biscot ou Bisloop Alexandre, « marchand demeurant à Ether » (sic).
Averti par le sous-lieutenant Bernard, le lieutenant Delegorgue du 7e régiment de cavalerie caserné à Lannoy se transporta la nuit même dans le cabaret où « des scélérats tenoient des propos aristocratiques ».
A son tour, il entendit les chants séditieux ; il remarqua même que « les frères Couteau étaient les plus acharnés à chanter, surtout le bossu » et il indique « que le nommé Biscot est un coquin qui était à cette orgie avec deux autres hommes dont il ignore les noms ».
On le voit, les officiers s’expriment avec indignation et, à distance, leur attitude devant un délit aussi mince peut nous étonner, surtout si l’on songe que leurs auteurs étaient probablement pris de boisson.
Arrêtés sur-le-champ, les frères Couteau furent conduits devant le Comité révolutionnaire de Roubaix qui procéda à un supplément d’information.
Interrogée la première, Victoire Delerue, sans doute apeurée, confirma les dires des officiers, ajoutant même que « le citoyen Couteau, bossu, étant à boire chez elle, avait crié : « Au diable la Nation ! ».
Joseph Coingnet et Pierre-François Cateau essayèrent de sauver leurs infortunés camarades, sans se compromettre ; le premier en certifiant qu’il s’était endormi et, qu’à son réveil, il avait entendu seulement le mot de « l’Empereur » par Couteau « bossu  de cette commune ». Le second en affirmant « qu’il était passé la nuit gayment sans insulte, qu’il avait chanté une chanson de foutre la chasse à l’Empereur » et qu’il n’avait rien entendu du tout, mais que si de mauvais propos avaient été tenus, ce ne pouvait être que « pendant qu’il était à la cour pour faire ses besoins ».
Les frères Couteau, eux, tout en admettant une partie des faits, essayèrent d’en atténuer la gravité.
Joseph, le bossu, s’il reconnut avoir chanté la chanson « du vieux siège de Tournay » dont le refrain contenait « Vive le Roy », nia avoir crié : Vive Cobourg ! Vive l’Empereur ! Son frère Louis répondit de même, sauf « qu’il chantait les mots de Vive la Loy ! Au lieu de Vive le Roy ! »
On ne sait pourquoi, mais le cabaretier Bourgeois ne fut pas interrogé et il n’est pas fait mention des interrogatoires des autres témoins qui, vraisemblablement, avaient dû s’éclipser avant l’arrivée du lieutenant Delegorgue.
Le Comité révolutionnaire de Roubaix, assez embarrassé, semble-t-il, adressa le lendemain 2 Prairial (21 mai) les frères Couteau au Tribunal criminel de Lille, sous l’inculpation « d’avoir tenu des propos inciviques ».
Incarcérés le jour même à la prison de Lille, les prévenus ne devaient y rester longtemps. Le Tribunal criminel de Lille, en effet, en vertu de la loi du 19 mars 1793 qui prescrivait que les contre-révolutionnaires devaient être jugés révolutionnairement, c’est à dire sans les règles ordinaires de la procédure, était incompétent.
Dès lors, « sous bonne et sûre garde », le 3 Prairial (22 mai), les malheureux furent dirigés sur Arras où régnait Lebon dont la mission dans cette ville, on le sait, fut « un des plus terrifiants chapitres de l’histoire ».
 
Arras avait alors une réputation tellement sinistre que « les voyageurs faisaient des détours de dix lieues pour éviter la ville maudite ». Le sang, en effet, y coulait à flots, les prisons regorgeaient de détenus et la guillotine était de permanence, face au Théâtre sur la place de la Révolution, appelée autrefois place de la Comédie.
Lebon avait fait installer une buvette au pied même de la guillotine et une galerie autour de la place pour les spectateurs ; de son bureau, il présidait souvent aux exécutions, en compagnie de sa femme, une mégère aussi assoiffée de sang que son mari.
Qu’on juge de la solitude morale de nos deux ouvriers roubaisiens perdus sans défense dans cet enfer, sans un ami, sans aucune relation d’aucune sorte.
Ecroués le 23 mai à la fameuse prison des Baudets d’où l’on ne sortait que pour aller à l’échafaud, les frères Couteau devaient être interrogés le lendemain 5 Prairial par Maximilien Joseph Flament, ancien marchand brasseur, devenu juge au Tribunal révolutionnaire, homme cruel autant que son maître Lebon. On a de lui une lettre du 13 Messidor an 2, adressée à ses collègues de Béthune, dans laquelle il donne la mesure de ses goûts sanguinaires :
« Dans la séance d’hier soir, nous avons eu de quoi rire ! Seize cochons, tant mâles que femelles, nous furent présentés. Savoir : six récollets, trois carmes, trois vicaires, une religieuse et trois servantes de ci-devant prêtres… Le tribunal a chômé aujourd’hui… Demain on parle d’une dizaine de têtes à faire tomber… ».
Et c’est devant cet homme que comparurent les frères Couteau. Leur ayant demandé la cause de leur arrestation, ces pauvres gens, cette fois, racontèrent que « se trouvant à boire une goutte dans un petit cabaret du dit Roubaix, le nommé Cateau a commencé à chanter une chanson qui se sentait de l’ancien régime et qu’eux, répondant sans penser à aucun mal, ont chanté avec lui ».
La liste des jurés leur ayant été présentée, à effet de savoir s’ils avaient des « motives » de récusation, ont répondu n’en récuser aucun.  Et pour cause !
Le 6 Prairial au matin, les frères Couteau furent déférés devant le Tribunal révolutionnaire ; l’accusateur public, Caron, dénonça les susnommés couteau comme des « royalistes dangereux en ayant, par des chansons, provoqué dans un lieu public, le rétablissement de la royauté ».
Comme aucun défenseur n’était présent, aussitôt après la lecture de l’acte d’accusation des questions furent posées aux jurés. On croit rêver en les lisant. On leur demandait, en effet, de dire « s’il est constant que les frères Couteau sont des traîtres à la patrie, des royalistes dangereux, des provocateurs au rétablissement de la royauté et de toutes les horreurs qui l’accompagnent ; d’avoir cherché à rétablir la tyrannie, le despotisme et ses malheurs et anéantir la constitution française ».
A l’unanimité, les jurés reconnurent que le fait était constant ; en conséquence, le Tribunal condamna les frères Couteau « à la peine de mort », en spécifiant que « l’exécution aurait lieu dans les vingt-quatre heures, que leurs biens seraient confisqués au profit de la République et que le jugement serait imprimé sans délay en nombre suffisant d’exemplaires pour être envoyé et affiché dans toutes les parties de la République ».
Le jour même, les frères Couteau montèrent sur la fatale charrette et « vers midy », ils étaient guillotinés sur la place de la Révolution ; ils furent les seuls, ce jour-là, à aller au supplice et on peut se demander si le bourreau, Pierre-Joseph Outredebanque, ancien exécuteur des hautes-œuvres de la province d’Artois, « une sorte d’ogre à tournure d’hercule », put contenir son esprit railleur devant la détresse de ces deux ouvriers roubaisiens, car d’ordinaire « il n’épargnait guère à ses victimes les plus ignobles plaisanteries ». L’exécution des frères Couteau jeta la consternation dans Roubaix, en raison surtout de leur situation de famille. Joseph, le bossu, abandonnait à sa femme, née Félicie Carpentier, ses trois enfants âgés respectivement de huit, six et un ans.  Quant à son frère Louis, veuf depuis 1790 de Bonne-Joseph Brassart, il laissait sept orphelins ; l’aînée, une fille, avait dix-sept ans et le dernier quatre ans à peine. 
 
Les frères Couteau furent les seules victimes de la Terreur à Roubaix. L’imagination populaire se plut à transformer leur histoire en une véritable légende que l’historien Théodore Leuridan a rapportée en novembre 1841 dans l’Indicateur de Tourcoing. Dans ce récit, on fait intervenir un mendiant « ivrogne de mauvais renom, à l’extérieur repoussant », surnommé « La Bourgogne » qui aurait été à l’origine de la dénonciation, mais le dossier complet conservé aux archives d’Arras ne parle pas de ce personnage, d’ailleurs peut-être imaginaire.
De même, la rencontre dramatique du bon vieillard, narrateur de cette légende, avec le père des Couteau dans le cimetière de Roubaix en 1795, ne mérite aucun crédit pour la raison bien simple que le père Couteau, à cette époque, était mort depuis vingt-six ans, exactement depuis le 10 décembre 1769 à l’âge de 48 ans.

 Archives Municipales de Roubaix, en-tête de courriers

 

Par Monsieur Charles Bodart-Timal
Administrateur de la Société d’Emulation de Roubaix
Mémoires de la Société d’Emulation de Roubaix, Sixième Série, Tome II, 1979
« Roubaix et les Roubaisiens pendant la Révolution »