Les méthodes pédagogiques
Il semble qu’avec la loi Guizot (loi du 28 juin 1833) la cause des instituteurs latinisants l’ait emporté. En effet, au nom de la liberté de l’enseignement, il fut mis fin au monopole de l’Université et le droit de créer des écoles primaires « libres », c’est-à-dire dégagées de la tutelle de l’Etat, fut reconnu.
La loi Guizot précise toutefois les obligations faites aux communes. Elles doivent entretenir une école primaire (art.9) et assurer la gratuité de l’enseignement pour les enfants pauvres (art.14). Elle met également en place le comité local de surveillance composé du Maire, du curé ou pasteur et d’un ou plusieurs habitants, notables désignés par le comité d’arrondissement (art.17). Le sort des instituteurs ambulants, que dénonce le Chevalier, n’est toutefois pas réglé. L’administration hésite toujours à sévir et se contente de demander aux curés d’exercer le contrôle de ces écoles.
En 1830, véritablement harcelée par le Préfet, la municipalité de Roubaix décide enfin de construire un établissement scolaire sur la plaine des Saxons (rue des Lignes). Cette école, dont la création avait été décidée dix ans plus tôt, coûte 10.400 francs (le salaire annuel d’un instituteur est d’environ 400 francs). Pour la diriger, on fit appel à l’institution des frères de la Doctrine chrétienne. Dès son ouverture, en mai 1830, l’école accueille gratuitement 255 garçons et 600 à la rentrée d’octobre. Les élèves les plus pauvres étaient même dispensés de payer le papier et les plumes (budget 1832 : 200F pour fournitures aux indigents).
Un mois plus tard, le 20 juillet 1830, s’ouvrit l’école des filles, rue Saint-Antoine, dans un bâtiment offert par le fabricant Louis Lepoutre-Decottegnies. L’école, confiée à 12 sœurs de Sainte-Thérèse de l’ordre des Carmélites, reçut 300 filles à la rentrée suivante. Les Frères étaient à peine installés que la municipalité reçut des plaintes de la part des instituteurs des écoles privées (payantes) dont les classes se vidèrent. Mais quand, en 1833, en vertu de l’article 14 de la loi Guizot, la municipalité crut pouvoir imposer une rétribution mensuelle aux élèves non indigents, les Frères opposèrent l’article premier de leur règle : « les frères de la Doctrine chrétienne n’acceptent d’établissement qu’autant que ces écoles sont parfaitement gratuites, sans que les enfants ou les parents y contribuent en rien ». Un conflit s’en suivit, passa dans le domaine public et divisa la ville, le conseil municipal et l’administration à un point tel, que l’existence de l’école chrétienne fut un instant menacée. Le 8 octobre 1833, le conseil municipal transigea. Il décida que l’instruction chez les Frères serait entièrement gratuite mais précisa que seuls les enfants pauvres continueraient à y être admis.
Toutefois cette solution ne pouvait satisfaire certaines familles qui, parce qu’elles avaient quelques moyens, voyaient à regret leurs enfants privés d’une instruction de qualité. Elles formèrent donc, entre elles, une association aux frais de laquelle une école particulière de Frères de la Doctrine chrétienne fut fondée le 15 mars 1834. On admettait dans ces nouvelles classes, tous les élèves qui se présentaient, en réclamant seulement de ceux qui pouvaient payer une légère rétribution. Cette œuvre continua jusqu’en 1844, date à laquelle les administrateurs, contraints par des difficultés financières, proposèrent à la ville de reprendre à sa charge l’école, offrant de faire l’abandon du mobilier et du trousseau des Frères, ce qui fut accepté.
Ces écoles s’ouvraient, il faut le noter, contre le vœu du comité d’instruction. Ce comité de sept personnes, fondé par décision du Ministre de l’instruction publique, le 25 avril 1831, en vertu d’une ordonnance royale du 16 octobre 1830, avait pourtant pour mission d’assurer le développement de l’enseignement primaire à Roubaix.
Animé par le puissant filateur Auguste Mimerel (maire de 1834 à 1836), le comité prétendait connaître « la répugnance des ouvriers à faire apprendre quoi que ce fut à leurs enfants », assertion démentie par ce même comité, trois ans plus tard : «toutes les classes sont pleines (…), la population ouvrière demande instamment à jouir pour ses enfants, du bénéfice de l’instruction gratuite ». Il est vrai qu’entre temps, Auguste Mimerel était devenu maire. Mais si les parents semblent convaincus de l’utilité de l’école, il n’en demeure pas moins que l’enfant représente avant tout, un salaire d’appoint ou une aide au travail pour des parents tisserands.
Paul Delsalle dans son étude sur le milieu du textile cite, à ce propos, deux lettres. L’une du maire de Tourcoing, écrite en 1837, atteste que la plupart des parents ne voient que le présent précisant qu’ils préfèrent un rapport de 1,50 à 3 francs par semaine, à l’instruction.
L’autre, du président de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Roubaix, affirme, en 1840, que les pères, les mères et les chefs d’atelier chercheraient à s’affranchir des obligations contraignantes d’une loi sur la restriction du travail des enfants dans les manufactures et ce d’autant plus que les fileurs ne pourraient travailler sans leurs rattacheurs qui étaient presque toujours des enfants. C’est dans ce contexte que deux nouvelles écoles ouvrent leurs portes en 1833. Une école primaire supérieure, sur initiative privée (Van Eerdewegh) rue Neuve (actuelle rue Maréchal Foch) et une école communale d’enseignement mutuel (sous la direction de Commere).
L’école primaire supérieure privée accueillit entre 70 et 100 élèves (dont 6 à 27 gratuits) jusqu’en 1852, année de sa fermeture.
L’école mutuelle, installée d’abord dans une dépendance de la mairie, fut victime de la disgrâce nationale de cette méthode d’enseignement. Elle devint simultanée à la fin de la monarchie de Juillet, tout en conservant son nom d’école mutuelle (jusqu’en 1870). Elle déménagea ensuite au Trichon (rue du Bois) en 1864. Destinée à pratiquer une méthode d’urgence, en traitant de gros bataillons à moindres frais (1500 francs pour la ville la 1ère année), elle enregistra 200 inscriptions à son ouverture et 300 l’année suivante.
Le 29 novembre 1839, le comité d’instruction adresse son rapport à l’administration communale. Il donne les effectifs pour les écoles communales et privées.
Etat de l’instruction primaire à Roubaix en 1839
école de : |
Écoles primaires communales |
Écoles primaires privées |
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effectifs |
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effectifs |
garçons
|
école des Frères
école mutuelle
école supérieure |
300
180
100 |
3 écoles :
1 congréganiste et 2 laïques |
268 |
filles |
école des Carmélites
|
268 |
5 écoles laïques |
305 |
|
total |
1.095 |
total
|
573
|
Le nombre d’enfants scolarisés est donc de 1.668 pour un nombre d’enfants de 5 à 14 ans d’environ 5.000, soit un taux de scolarisation de 33 % (contre 51 % pour le département).
Les inspecteurs primaires du département furent impuissants à enrayer la baisse du taux de scolarisation entre 1837 et 1843, baisse imputable, au malaise économique qui frappe cette région en plein développement industriel, malaise économique dont une des premières conséquences est de conduire des enfants qui pourraient être scolarisés à aller s’employer pour gagner les quelques sous qui permettront à leurs familles de subsister. L’absence de mesure coercitive mise au service des inspecteurs primaires, (l’obligation scolaire ne sera décrétée qu’en 1882), et les besoins croissants des manufactures en main-d’œuvre enfantine, font que le département du Nord est le département de France qui connaît la plus faible progression (celui du Pas-de-Calais étant le seul à enregistrer une diminution) de son rapport du nombre des élèves à la population entre 1830 et 1842, année de la mise en application de la loi de mars 1841 réglementant le travail des enfants.
Autre constat, propre à renforcer la démonstration de l’impuissance des inspecteurs primaires du département à améliorer le taux de fréquentation scolaire, le rapport des élèves à la population, supérieur dans le Nord de près de 50 % à la moyenne nationale en 1831 (897 élèves pour 10.000 habitants dans le Nord et 608 pour 10.000 en France), est presque égal à ce dernier en 1842. Passant sous ce rapport du 20e au 40e rang (sur un classement de 86 départements) le Nord a donc perdu, en une dizaine d’années, sa position privilégiée sur le plan de la scolarisation, position acquise et maintenue durant toute la Restauration.
Les causes de la non-fréquentation scolaire
Impuissants à conduire les enfants dans les écoles publiques qui se généralisent pourtant dans toutes les communes du département, les inspecteurs primaires du Nord eurent à réfléchir sur les causes de cette non-fréquentation.
Pour Carlier, il ne faisait pas de doute que la pauvreté tenait de nombreux enfants éloignés des écoles publiques car, constate-t-il au cours d’une inspection dans l’arrondissement de Cambrai, dans les familles indigentes « à peine les enfants des deux sexes sont-ils âgés de sept ans, qu’on les occupe à broder le tulle, ce qui leur rapporte 40 à 50 centimes, par jour ». Malgré sa modicité (moins du quart du salaire d’un adulte), ce salaire représentait, selon l’inspecteur, « une somme bien supérieure à ce qui peut leur revenir des distributions de bienfaisance », rendant de ce fait inopérante la mesure adoptée par certains maires affligés de cette situation, mesure qui consistait à priver des secours ordinaires, des familles indigentes dont les enfants ne fréquenteraient pas les écoles.
Autre fait aggravant cette situation, la fabrication du textile, qui connaît durant cette période une forte industrialisation, nécessite la présence de nombreux enfants pour des travaux sur les métiers à tisser rendus impossibles à l’adulte par l’étroitesse d’accès ou la minutie du travail. Quinze ans après l’inspecteur Carlier, l’un de ses successeurs, Hilaire (futur directeur de l’Ecole normale de Douai fera le même constat : « Les enfants sont des machines qu’on exploite sitôt qu’ils peuvent rapporter le plus léger gain à la maison. Cette classe (la classe ouvrière) qui forme peut-être les 3/4 de la population totale de l’arrondissement ne comprend nullement le besoin de s’instruire et se soucie peu des avantages que procure une instruction bien donnée ».
Mais si la pauvreté est (le salaire désigné par les inspecteurs du Nord comme le motif de non-fréquentation de l’école pour près d’un enfant sur cinq (18 %), celui-ci se situe néanmoins très loin de ce critère évoqué dans les deux tiers des cas : l’indifférence des parents. Triste constat donc pour les inspecteurs primaires imprégnés de l’esprit de la loi du 28 juin 1833 et qui en viennent à regretter, à l’instar de l’inspecteur Hilaire, que Guizot n’ait pas inscrit dans son texte des mesures plus radicales : « En présence d’une si grande indifférence, d’un oubli si profond des devoirs de la paternité, on est quelquefois annuel d’un instituteur est d’et pas mise à la disposition de l’autorité des moyens coercitifs pour arracher ces pauvres petits êtres à l’ignorance, à la cupidité de leurs parents ».
Impuissants à faire évoluer de manière significative le rapport des parents à l’instruction, les inspecteurs peuvent néanmoins se réjouir du fait que, dans ce département, l’exiguïté de l’école n’apparaît plus comme un motif pouvant en justifier la non-fréquentation, à la notable exception de l’arrondissement de Douai, pourtant siège de l’Académie.
Autre constat, relevant uniquement de l’urbanisation de ce département, c’est dans les arrondissements flamands de Dunkerque et Hazebrouck, au nombre de communes peu important (59 et 53) et aux nombreuses fermes dispersées, les « hofstedes », que le motif de l’éloignement de l’école est le plus évoqué. Dans le reste du département, cette justification n’est presque jamais mentionnée, ce qui traduit un réseau d’école assez dense pour être toujours relativement proche des élèves.
La pratique pédagogique
L’année de cette enquête sur les causes de la non-fréquentation scolaire, Julien Lagache établit le classement des matières étudiées dans les écoles primaires de Roubaix. De cet aperçu, il ressort essentiellement que si près des trois-quarts des enfants (garçons et filles) lisent, moins de la moitié seulement savent écrire. C’est un des traits marquants de la pédagogie de cette époque qui veut que l’apprentissage de l’écriture succède à celui de la lecture et ne soit pas, comme actuellement, concomitant.
Deux ans plus tard, les 28 et 29 octobre 1842, Laurent Dantec, inspecteur des écoles primaires (corps créé en février 1835 par François Guizot) visite les écoles communales et privées de Roubaix. Son rapport nous renseigne sur le type d’enseignement proposé, les ressources des écoles, la qualité de l’enseignement et les effectifs. En mai 1845, la commission chargée de mettre en place ces écoles spéciales, expose la situation : « 120 garçons fréquentent l’école chrétienne et 130 filles l’école des Carmélites. Dans peu de jours ce nombre aura doublé (…)., l’ouverture de ces écoles a été accueillie par les sympathies générales ».
Une nouvelle visite de l’inspecteur primaire dans les écoles publiques et privées roubaisiennes du 9 avril au 9 mai 1846 tempère cet engouement. Il note que les cours du midi s’adressent à 150 garçons et 184 filles, mais constate que ce chiffre est de beaucoup inférieur à celui qui devrait être si la loi était appliquée. D’autre part, il déplore que le peu d’instruction que ces enfants reçoivent, soit toujours une instruction plus religieuse que scolaire.
À cette date, les 4 écoles primaires et la salle d’asile communales accueillent 2.162 enfants (sans compter le cours d’adultes) alors que les 11 écoles primaires et les 14 salles d’asile privées reçoivent 964 enfants. On peut à ces chiffres, ajouter 459 enfants dans les écoles de catéchisme, bien que l’enseignement qui y est donné soit exclusivement religieux.
Roubaix face à ses obligations
À la suite du rapport de 1846, le Préfet invite la municipalité par une lettre datée du 1er juillet 1847, à étudier un projet de création d’une nouvelle salle d’asile et l’agrandissement de l’école mutuelle, encore florissante à cette date. Une statistique de novembre 1847 établit qu’il y avait à Roubaix 5.110 enfants de 7 à 15 ans (2.651 garçons et 2.459 filles) pour seulement 2.573 (soit 50 %, contre 53 % pour le département) qui reçoivent l’instruction primaire (écoles communales et privées).
Dans sa réponse du 11 novembre 1847, le maire, Bulteau, s’étonne que la commission d’inspection ait pu signaler qu’il y avait insuffisance d’établissement pour recevoir tous les jeunes des fabriques car il existe une classe à l’école chrétienne pour accueillir les garçons et une autre à l’école des Carmélites pour les filles.
Sur l’état de l’instruction, il signale, pour les garçons, la présence d’une vaste école tenue par 12 frères de la Doctrine chrétienne ainsi qu’une école mutuelle (Narcisse Commerre, 36 ans) et une école primaire supérieure (Jean-Louis Eerdewegh, 41 ans) auxquelles on peut ajouter deux écoles académiques de dessin et de musique. Pour les filles, il existe une école tenue par une dizaine de Carmélites et, enfin une salle d’asile tenue par trois Sœurs de la Sagesse. Le maire prie le Préfet de croire « que tout a été fait et que cette partie essentielle du service ne laisse plus rien à désirer ».
Il n’ignore pas que le nombre de ceux qui fréquentent les écoles n’est pas proportionné à l’importance de la ville mais «pour satisfaire à tous les besoins, pour donner toutes améliorations utiles, ce ne peut être l’œuvre de quelques années» et surtout, affirme-t-il, il faut des ressources plus importantes que celles que reçoit la ville. Ainsi, en 1848, le budget des dépenses est de 640.000 francs (dont 30.000F pour l’instruction primaire soit 4,7 %) alors que les recettes prévues sont de 300.000 francs.
En conclusion, le maire sollicite l’autorisation d’augmenter le tarif d’octroi. N’ayant pas reçu de réponse favorable à cette demande, l’administration communale décide par un arrêté du 2 septembre 1848, que les admissions aux écoles communales seront prononcées par le comité communal d’instruction afin d’éviter que les enfants des familles aisées fréquentent ces écoles qui sont gratuites. Cet arrêté établit également que les enfants de plus de 16 ans ne seront plus acceptés dans les écoles élémentaires et qu’ils devront aller à l’école primaire supérieure.