La loi Duruy du 10 avril 1867, ne touche aux lois Guizot et Falloux que sur deux points : la limitation des privilèges accordés aux congréganistes et le développement de l’instruction publique dans les milieux où il restait médiocre, par l’extension de la gratuité et par la création d’école pour les filles. Cette politique de l’Empire libéral s’inscrit dans un mouvement d’ensemble de l’opinion publique, notamment de la bourgeoisie libérale et des associations ouvrières :
– pour les enfants pauvres : les communes sont autorisées à voter une imposition de 4 centimes extraordinaires pour assurer la gratuité de l’enseignement dans leurs écoles. Elles reçoivent alors éventuellement une aide de l’Etat (art.8).
– pour les adultes : les instituteurs ou institutrices qui assureront les cours du soir pour les adultes recevront une indemnité (art.7).
Toutes les conditions semblent dès lors mises en place pour une meilleure instruction. Le compte-rendu de la séance du 27 août 1868 du Conseil général du Nord est à ce sujet éloquent. Le rapporteur note : « l’instruction primaire a pris dans le département du Nord un développement et une importance qui méritent toute l’attention du Conseil général. Les progrès constatés se sont surtout manifestés dans les écoles spéciales aux filles et dans les cours d’adultes spéciaux aux femmes ; c’est là un des bienfaits de la loi du 10 avril 1868 ».
En ajoutant aux écoles primaires, les cours d’adultes, les classes d’apprentis, les réunions dominicales, les orphelinats et ouvroirs spéciaux, le rapporteur arrive à une population scolaire de 300.000 âmes pour 1771 établissements (dont 1.213 écoles publiques, 346 écoles libres et 212 salles d’asile). Toutefois l’enthousiasme de ce rapporteur se trouve fortement atténué par le rapport du Conseil départemental de l’instruction publique devant ce même Conseil général dans la séance du 1er juillet 1868. S’intéressant à l’école publique (1.213 écoles primaires), le Conseil chiffre à 166.000 (86.000 garçons et 80.000 filles) les enfants bénéficiant de cette instruction. Sur ce total, 99.500 (60 %) sont admis gratuitement.
Mais, selon les rapports d’inspection, les enfants encore privés d’instruction, sont plus de 10.500. Le Conseil conclut : « Le mal est certain, quel remède ? Multiplier les écoles dans les grandes villes industrielles où sévit surtout ce fléau de l’ignorance et de l’incurie, combattre l’indifférence à l’égard de l’instruction et l’âpreté au gain de la plupart des familles d’ouvriers, étendre la gratuité, recommandation presque superflue, veiller à une exécution plus consciencieuse et plus sévère de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, loi que tous les gens de cœur voudraient voir remise à l’étude, fonder comme l’ont fait de riches et généreux industriels, des écoles spéciales auprès des fabriques. Le conseil départemental appelle de tous ses vœux une amélioration sur ce point« .
Une correspondance entre le Recteur de l’académie de Douai, le Préfet du Nord, le Ministre de l’instruction publique et le maire de Roubaix, nous renseigne sur la situation des écoles à cette époque. La ville de Roubaix, sommée de pourvoir à la construction de nouvelles écoles, confie à la Commission de l’Instruction publique le soin de rédiger un rapport établissant les besoins. Ce rapport, établi sur les effectifs des années 1862 à 1866 et sur les locaux disponibles, estime qu’il reste à bâtir pour 1870 :
– des salles d’asiles pour 2955 enfants,
– des écoles de filles pour 2856 filles,
– des écoles de garçons pour 1796 garçons,
soit, précise le rapport, 11 écoles pour 7607 enfants.
En conclusion de ce rapport, la commission de l’instruction publique affirme que la municipalité ne peut avoir : « la prétention d’exécuter simultanément ces divers travaux, malgré les justes et incessantes réclamations de Monsieur le Ministre de l’Instruction publique ».
Elle regrette cependant l’attitude de l’un des premiers corps de l’Etat (le ministère de l’intérieur) qui s’est « récrié contre notre demande d’une augmentation de taxe sur quelques articles de l’octroi, qui pourrait nous procurer annuellement une recette supplémentaire de 100.000 francs ». La commission estime dès lors qu’il est impossible à la municipalité d’envisager cette dépense pour généraliser, ainsi que le gouvernement le désire, « l’Instruction publique et gratuite ».
Alexandre Faidherbe, directeur de l’école de la rue du Bois (ancienne école mutuelle), fondateur, en 1866, avec Théodore Leuridan, de la Société d’Emulation de Roubaix, tout en défendant la politique scolaire de la ville, explique les difficultés auxquelles elle doit faire face : « Roubaix est d’hier, et pour satisfaire au besoin résultant d’un accroissement de population sans exemple, il a fallu, en quelque sorte, y improviser instantanément des organisations et datations de service qui dans toutes les autres villes ont été l’œuvre du temps. Les dépenses considérables faites annuellement par la ville prouvent que la municipalité, autant sinon qu’en aucune autre cité en France, attache une grande importance à l’instruction primaire et l’on peut dire encore ici, sous ce rapport, que le passé répond de l’avenir.
Il importe d’ailleurs de remarquer qu’une partie notable de la population de Roubaix n’est pas née et n’a pas été élevée dans cette ville, que les ouvriers flamands y viennent résider et s’y marient en grand nombre et que nos écoles sont et doivent demeurer exclusivement françaises. (…) Toutefois la nécessité de mettre résolument et d’urgence la main à l’œuvre pour la création de nouvelles écoles et salles d’asile est généralement admise à Roubaix.
Il y a là un intérêt moral, car les hommes dont l’esprit et la raison sont éclairés par les lumières de l’instruction sont ceux dont la conduite privée est la moins reprochable ; un intérêt matériel, car les ouvriers instruits sont évidemment les plus habiles ; un intérêt social, car les délinquants, et les criminels se recrutent surtout parmi les hommes qui n’ont reçu aucune instruction
L’urgence est telle que, pour éviter les longs délais que nécessiteront des constructions d’écoles, je voudrais que des maisons, des fabriques vacantes puissent être achetées ou louées pour être appropriées à ce service. Je suis convaincu que de grands édifices architecturaux ne sont nullement nécessaires ».
Nous ne sommes donc pas étonnés lorsqu’au début de l’année 1869, le conseiller d’Etat, chargé de l’administration du département du Nord écrit au maire de Roubaix que le recteur a signalé au ministre de l’instruction « l’état d’abandon dans lequel se trouvent un grand nombre d’enfants de la population ouvrière de Roubaix par suite de l’insuffisance de locaux affectés au service de l’enseignement ».
Le recteur Fleury aurait en outre signalé que la ville avait peu de ressources et qu’il serait opportun que l’état lui prêtât son concours. Poursuivant, le conseiller d’Etat ajoute que le ministre est disposé à seconder les efforts personnels faits par le maire de Roubaix en venant en aide à la ville dans la mesure la plus large mais, précise-t-il, il est indispensable que l’autorité locale prépare des projets de construction ou d’appropriation.
En avril, le conseiller d’Etat sollicite à nouveau la municipalité de Roubaix : « je vous serai obligé, Monsieur le Maire, de me faire savoir si le Conseil municipal s’est occupé de cette affaire ». Quelques jours auparavant, le recteur de l’académie de Douai s’est adressé au ministre de l’instruction publique, pour plaider la cause de Roubaix. Il commence par une description très sombre de la situation :
«Je n’ai jamais cessé un seul instant d’appeler l’attention de la municipalité Roubaisienne sur les trop nombreux enfants qui, à l’entrée de chaque hiver, viennent frapper à la porte des asiles et des écoles, mais en sont refoulés souvent plusieurs années de suite, à cause du manque de place. J’ai compté moi-même, dans une seule classe, 190 enfants avec un seul maître. Sans doute, ceux-là sont à l’abri des intempéries, mais au point de vue du développement de leur intelligence, il est vraiment permis de se demander s’ils sont beaucoup mieux partagés que leurs petits camarades restés dans la rue ».
Le recteur demande donc au ministre de l’instruction d’intervenir auprès de son collègue de l’intérieur afin que la municipalité obtienne une modification de son tarif d’octroi. Usant de l’argument de la loi, il précise : « Si M. le ministre de l’Intérieur repousse la demande de la ville de Roubaix, ce n’est point exagéré de dire que 1.200 à 1.500 enfants vont encore, pendant des années entières, se voir fermer des Asiles et des Ecoles qui en vertu de la loi devraient toujours s’ouvrir dès la première demande des parents ».
Pour conclure, le recteur Fleury use d’un argument propre à convaincre un ministre de l’intérieur : « Votre excellence, qui a visité Elle-même Roubaix et qui connaît en outre les dernières émeutes qui ont affligé cette ville, n’a pas besoin que j’insiste auprès d’Elle sur la gravité toute spéciale des questions scolaires dans la banlieue de Lille notamment à Roubaix ».
Les dégâts causés par les émeutes qu’évoque le recteur sont une des charges qui pèsent sur les finances communales et pour lesquels la municipalité envisage un impôt supplémentaire (déjà plusieurs fois évoqué et ajourné car impopulaire). On comprend mieux l’administration communale lorsqu’elle demande, pour « compléter ses écoles gratuites, à être autorisée à mettre une surtaxe sur cinq articles d’octroi pour les mettre à peu près au niveau de ceux de Lille et Tourcoing ». La démarche du Recteur Fleury n’a pas été vaine. En effet, le 12 juin, Victor Duruy, écrit au Maire de Roubaix dans une de ses dernières lettres de Ministre de l’instruction publique (il sera remplacé par Baudeau le 13 juillet) qu’il se déclare attaché au succès de la demande formée par la ville afin d’obtenir des modifications de son tarif d’octroi. Il informe néanmoins le Maire que les plans et devis fournis par la ville ont été renvoyés pour être soumis à une nouvelle étude.
Le 14 octobre, le Préfet envoie un rapport au nouveau Ministre de l’Instruction rendant compte des possibilités de financement de la ville. Il nous apprend que l’administration communale est sur le point de faire construire 3 écoles de garçons, 5 écoles de filles et 5 salles d’asile pour un coût prévisible de 562.000 francs, financés par un emprunt de 400.000 francs (remboursable à l’aide du produit résultant de l’augmentation de certaines taxes d’octroi) et un secours espéré de l’Etat d’un montant de 150.000 francs. Le Ministre de l’intérieur invite son collègue de l’instruction, dans une lettre datée du 26 décembre, à répondre favorablement à cette demande de secours.
En mai 1870, le Maire peut enfin se féliciter de la conclusion donnée à cette affaire. L’Etat accorde un secours de 80.000 francs aussitôt complété par une aide du département. D’autre part, un décret impérial autorise la municipalité à percevoir des suppléments de droits sur “les vins, les alcools et les bières de l’intérieur et les charbons”. Seule l’augmentation sur les bières venant du dehors a été refusée.
La municipalité charge immédiatement la Commission des Ecoles de s’occuper du choix “de deux emplacements reconnus le plus convenable pour l’exécution de nos projets”.
- juillet 1870, 4 classes furent ouvertes dans la maison des sœurs de la rue Pellart
- juin 1872, les écoles privées protestantes de garçons et de filles de la rue de Chanzy deviennent communales
- octobre 1873, création de quatre classes nouvelles à l’école de garçons du Trichon (rue du Bois)
- septembre 1876, création de l’école de garçons de la rue Delezenne
- avril 1877, ouverture d’un asile et d’une école de filles rue des Anges.
Le bilan, en 7 ans, fut donc le suivant :
- ouverture d’une salle d’asile
- ouverture ou agrandissement de trois écoles de filles
- ouverture ou agrandissement de trois écoles de garçons.
On peut donc qu’être réservé sur la réussite du plan municipal, surtout qu’il faut, dans ces créations tenir compte de la simple transformation de deux écoles et de l’ajout de classes pour une autre.
L’Empire n’a donc pas réglé, malgré de multiples injonctions et certains efforts financiers, le grave problème de l’instruction primaire à Roubaix. Qui plus est, Richard Hemeryck montre dans son étude que le climat s’est dégradé entre le gouvernement et le clergé. Sous l’Empire libéral, l’opposition entre l’Eglise et l’Université est devenue de plus en plus vive. Le Recteur Guillemin constate en avril 1865 que « l’hostilité du clergé contre le gouvernement se traduit depuis quelque temps par une recrudescence d’attaque contre l’Université ». Dans ce conflit, la commune de Roubaix, aux mains des conservateurs, se range ouvertement du côté de l’Eglise, ce que le Recteur Fleury vit, en 1866, comme une véritable défaite : « Nous avons été complètement battus à Roubaix. Dix-neuf voix ont repoussé l’Université, douze ont voté pour elle. Il a été décidé qu’une institution libre recevrait des professeurs de l’Archevêché (… ) Le maire accepte des professeurs laïcs, pourvu qu’ils ne soient pas choisis par l’Université ».
Ceci explique en grande partie, la vigueur de la correspondance de 1869, et le peu d’empressement de la municipalité à remplir ses engagements vis-à-vis du gouvernement.