Bien avant l’arrivée d’Africains, de Sénégalais en particulier, avant l’arrivée sur les champs de bataille de la Grande Guerre des tirailleurs et autres troupes coloniales, la ville est honorée de la visite du roi Makoko en 1887, entouré de quelques uns de ses guerriers. Il est l’attraction de la Grande Cavalcade du Congo, charitable et publicitaire, organisée par les frères Vaissier qui exploitent la savonnerie des Princes du Congo. Exotisme ! C’est, en effet, un palais des mille et une nuits, orientalo-hindou qu’ils allaient se faire construire rue de Mouvaux. L’image de l’autre, celle de l’étranger est aimablement folklorique, l’Afrique défile sur des chars mêlant vrais Africains et Roubaisiens grimés pour l’occasion.
Il serait bien dangereux de conclure que l’humanisme, le respect de l’autre et le refus du racisme règnent à Roubaix dans cette fin de siècle et au début du XXe siècle. La ville, pourtant va atteindre le sommet de sa puissance industrielle, sa population approchera 125.000 habitants en 1896 et la vague de migration belge est bien achevée.
Depuis 1886, un courant de sentiment anti-étranger se développe sur le thème de la défense du travail national. Il ne disparaîtra pas rapidement alors que la loi de 1889 sur la nationalité aboutit à la naturalisation des Belges. Roubaix va cesser d’être une ville belge (elle est déjà la Manchester du Nord, une ville américaine et la Mecque du Socialisme !).
Mais la tribu du roi Makoko, elle, ne vient pas à Roubaix pour y travailler. Au début du siècle on trouvera un Noir oeuvrant dans la ville, marchand ambulant de friandises à la noix de coco. Martiniquais, il est surnommé Patakoko, son cri de marchand. Il est « drôle et sympathique, le nègre Banania » local ! Nous ne sommes pas loin de l’époque où un Président de la République française qui avait été prévenu de la présence d’un Noir parmi les élèves d’une grande école qu’il allait passer en revue, lâcha, surpris tout de même, cette phrase historique « Ha! C’est vous le nègre… Et bien, continuez ! »
Entre 1905 et 1907, dans les théâtres roubaisiens et au « Théat’Louis » avec les marionnettes, on manifeste son soutien aux Boers, son intérêt pour les guerres du Transvaal : les pièces sur ces sujets font un triomphe ! Sans doute faut-il penser que dans les régions textiles, même entre 1870 et 1914, l’ennemi héréditaire est l’Anglais qu’on est ravi de voir en difficulté en Afrique. « Ha ! Soyez maudite, Angleterre ! » chante Louis Catrice.
C’est pourtant de 1897 que date la célèbre chanson de Louis Pontier « Les pots au burre ou la peste à Roubaix ». Ces Flamands frontaliers « pus traîtes que l’vermine » sont présentés là en briseurs de grèves… pendant que Jules Guesde est accusé d’être le candidat des Belges et des étrangers. On notera que d’autres chansons, au contraire, défendent les Belges.
Allons, les pots au burre.
N’faites pas enn’si drol’de fid’gure
Car nous aut’s in n’veut pos
Vous faire payi des drots
(Henri Carré, dit Dartagnan, pseudonyme d’Henri Carrette)
Louis Catrice, dans « la Roubaisienne » livre un beau refrain internationaliste :
Salut à nos frères de la Belgique!
De tous les pays, Allemands ou Français
Vous qui luttez pour une République
Ou régneront le travail et la paix.
Il a cependant oublié de citer les Anglais !
Mais depuis la défaite de 1870, on se prépare à la guerre, ou on prépare la guerre… Puisque si tu veux la paix… On peut être surpris de voir des enfants dans les écoles publiques enrôlés dans les bataillons scolaires avec uniforme, défilés, exercices militaires … et stands de tirs dans les amicales laïques.
ll s’agit de former des soldats citoyens qui ne sombreront pas dans l’idéologie militaire des nationalistes … Mais le sentiment national est pourtant vif. On notera qu’en 1910 au Congrès de Nice, les socialistes blâmeront leur section du Nord pour ses positions nationalistes sur la protection du travail des français.
Louis Catrice avait chanté le vrai Roubaigno parle pato. Avis aux Flamands qui abandonnent le flamand dialectal pour passer au français via le picard (ou patois). Car au fond, à vrai Roubaigno s’oppose Flamin dont la langue sonne faux (une cloche au mauvais son parle flamin). Il s’agit sans doute plus du jugement du citadin, ce vrai Roubaigno regarde avec condescendance ce villageois, ce paysan… ce blédard dirait-on aujourd’hui. Mais Catrice pourtant ne chante les grands idéaux, la République et la Révolution, qu’en français, dans la langue du Progrès ! A la fin du XIXe siècle au théâtre Louis Richard, les jeunes ouvriers qui le fréquentent souhaitent voir supprimer le boboche avec ses personnages picardisant pour le remplacer par un acte de plus de la pièce en français pourtant fort longue. Ce seront les spectateurs de 1905, époque où les fils de Louis Richard proposent des séances bon marché le jeudi soir, qui demandera le rétablissement du boboche. Le pato ne sera plus la marque du vrai Roubaigno. « Roubaisien parle français » pouvait-on lire dans un lycée professionnel de Roubaix. « L’emploi du patois et des expressions grossières est interdit » lisait-on dans l’ancien règlement intérieur de l’Institut Turgot, Le parleu d’pato c’est le vulgaire dans toutes les acceptions du terme et non plus le vrai Roubaigno.
Au bout du chemin, dans les armées de la guerre 14-18, ces gens au fort accent et au français régional marqué par des picardismes recevront le sobriquet de chtimis …. Et ceux qui partent se réfugier dans d’autres régions de France verront s’inscrire sur leurs papiers de résidents la mention « étranger » (étranger à la commune, bien sûr). Dans la formulation populaire cela donnera l’expression boches du Nord pour désigner ces Français du Nord.
Avec Makoko et Patakoko, l’étranger faisait rire en cette fin du XIX e siècle! Avec un boboche, le couteau magique de Louis Richard, originaire de Bruges, son public des Longues Haies majoritairement flamand, riait aussi … de Pitche Flamin ! Dans cette pièce, Morveux Courtelapette pour soutirer un peu d’argent à son oncle Dominique invente une histoire de couteau magique …. On peut tuer quelqu’un et le ressusciter avec une petite chanson.
Vers 1930, Léopold Richard, fils de Louis fera de Pitche Flamand le trosime farceu (avec Jacques et Morveux) qui fera semblant de mourir et de ressusciter. A l’époque de Louis Richard, Pitche Flamin serait plutôt farcé : il est tué! Et ça fait rire tous les ex-Flamins! Le meurtre est à la fois rituel et symbolique même si la marionnette peut-être, par définition, alternativement morte et vivante.
En vérité, le monde devient bien compliqué : des Français peuvent traiter un Roubaisien de boche du Nord, les soldats de la France peuvent être noirs, l’obéissant capitaine Dreyfus devenir l’étranger intégral et nous faire peur, Makoko et Patakoko nous faire rire. Le meurtre pour rire de Pitche flamin symbolise pourtant les affrontements et la violence verbale (ou celle des articles de presse de l’époque) qui accompagnèrent la transmutation du Flamin en français.
Un chansonnier roubaisien anti-collectiviste proposa d’envoyer Jules Guesde et ses sangsues (ou sangsures) en Afrique ! Le député de Roubaix n’est pas patriote… il sera, pourtant, bientôt ministre d’Etat à la guerre ! En 1917 sur les champs de bataille, la mort apparaîtra comme un étranger plus redoutable que l’Allemand. L’inversion se traduira par des crosses en l’air ! Un autre étranger réapparaîtra sur ce même champ de bataille : le loup sorti d’on ne sait où et qui, affamé, aurait mangé, fait rarissime, de la chair humaine.
Le loup était-il responsable de la famine et de la mort? Makoko et ses cannibales avaient fait rire les Roubaisiens ; le loup lui, l’étranger, n’amuse pas ! Tout vient se bousculer en cette fin de siècle et d’époque, à Roubaix, construite sur l’immigration, plus qu’ailleurs. L’école gratuite, publique, obligatoire et laïque, la généralisation du français, le colonialisme pour éviter la Révolution en France et exporter le Progrès et les mesures pour l’extermination du loup, concentrent la pensée et l’action politique de Jules Ferry. On trouve de curieuses réfractions dans l’imaginaire et dans la réalité surtout dans une ville aussi républicaine que Roubaix. Les médailles ont toujours un revers !
Alain GUILLEMIN