La ville aux mille cheminées

C’est ainsi que l’on qualifiait autrefois notre ville, tant le nombre des cheminées qui s’y élevaient était important. Elles correspondaient à des machines à vapeur que l’on appelait alors des «machines à feu».

Devant leur nombre grandissant, pour des questions de sécurité et de salubrité publique, la législation, et en particulier l’ordonnance royale du 29 octobre 1823, imposait certaines contraintes avec, entre autres, une autorisation préalable, un contrôle périodique et la construction en maçonnerie d’une cheminée d’une hauteur de 20 à 30 mètres selon la puissance de la machine. La première machine à vapeur, et donc la première cheminée d’usine installée à Roubaix fut celle de la firme Grimonprez-Bulteau en 1820, mais c’est seulement le 8 mars 1825 que la chaudière fut homologuée. Ensuite, les autres machines à vapeur durent obligatoirement attendre le certificat de conformité pour pouvoir fonctionner.

 Un document, dans les Archives Municipales de Roubaix, fait état, en 1834, de 29 machines à vapeur en service à Roubaix et un relevé du 17 octobre 1834 nous en donne le détail précis avec la hauteur de chaque d’entre elles. Ces hauteurs sont encore exprimées en pieds (mesure ancienne équivalente à 0,33 mètres). De ces 29 cheminées dont les plus hautes étaient celles des maisons Wibaux-Florin, Scrépel-Lefebvre et Werbrouck (chacune 102 pieds, soit plus de 33 mètres de hauteur), six cheminées se trouvaient rue de la Fosse aux chênes et cinq rue du Grand Chemin, les autres étant réparties dans une dizaine de rues de la ville qui se limitait alors à une quarantaine de voies de circulation.

 Dix ans plus tard, un état des machines à vapeur de Roubaix, en date du 23 octobre 1844, nous apprend que 41 établissements roubaisiens en sont dotés, ce qui suppose autant de cheminées, qui passeront à 113 en 1857. On constate donc une progression spectaculaire marquée par la présence dans les firmes importantes de plusieurs machines affectées à la force motrice de différents ateliers. Un autre relevé, daté de 1857, donne pour chaque entreprise la puissance en chevaux-vapeur dont elle dispose ce qui nous apprend que la palme revient à Motte-Bossut qui reçoit 180 CV (il s’agit de la filature Monstre de la rue de l’Union détruite par un incendie le 8 décembre 1866), la seconde place étant occupée loin derrière par la filature Duriez fils avec 80 CV (cette firme, située sur le quai de l’ancien canal près du carrefour de l’actuelle rue Pierre de Roubaix, sensiblement à l’emplacement de la Caisse d’Allocations Familiales, fut totalement détruite par un incendie le 13 mars 1876 qui fit 3 victimes parmi les ouvriers de l’établissement).

 En 1872, une note de la Direction du Service des Mines, responsable du contrôle des machines à vapeur, fait état, à Roubaix, de 250 usines munies de cet équipement, soit au moins autant de cheminées et sans aucun doute nettement plus car certains établissements importants possédant plusieurs machines avaient fait construire autant de cheminées.

 Les dossiers conservés aux Archives Municipales de Roubaix conservent un nombre important d’autorisations de mise en service pour des machines installées chez des industriels soit pour remplacer des matériels périmés soit pour renforcer la puissance de leur entreprise. Mais les cheminées, érigées pour évacuer les fumées de toutes ces chaudières et qui fonctionnaient au charbon n’étaient pas les seules dans le ciel de Roubaix. A dater de 1844, on voit les grandes usines se doter de gazogènes pour éclairer leurs ateliers. Les premières installations furent celles d’Eugène Grimonprez et d’Auguste Mimerel. Les prescriptions relatives à ces matériels qui fonctionnaient par distillation de la houille imposaient la construction d’une cheminée en maçonnerie s’élevant à 15 mètres minimum au-dessus du sol.

 Avant d’utiliser le gaz, nos arrière-grands-parents s’éclairaient à la chandelle et nous avons trouvé trace de l’existence à Roubaix, avant 1850 de plus d’une dizaine de fabriques de chandelles, dont la création était subordonnée à une autorisation en raison des nuisances que pouvaient provoquer les opérations de chauffage et de fonte des ingrédients utilisés pour cette fabrication. Ces ateliers devaient aussi être munis de cheminées ainsi d’ailleurs que toutes les autres fabrications (savonneries, distilleries, fabriques de chicorée, etc.…) susceptibles de provoquer des émanations.

 On disait en patois : « l’ballot qui finque » : La cheminée qui fume.

Aujourd’hui, l’association Le Non Lieu a recensé en 2004 les quelques 37 cheminées qui sont toujours debout à Roubaix et dont certaines ont été réduites à leur base. Il reste donc environ 1/10e des cheminées construites.

CONSTRUCTION TECHNIQUE

 Au départ, la forme simple avait une base carrée puis, pour des raisons techniques, on passa à la forme ronde. Cette forme offrait moins de résistance au vent et moins d’oscillations dangereuses pour ces grandes hauteurs qui ne faisaient qu’augmenter.

 Le record de la cheminée la plus haute de France était celle de chez Holden à Croix construite par l’architecte Carlos BATTEUR vers 1890. Elle s’élançait à 105 mètres au-dessus du sol, hauteur dans laquelle n’est pas compris le paratonnerre qui y ajoutait encore quelques mètres. Il faut savoir que cette cheminée avait deux mètres de diamètre intérieur à son sommet et 4 m 60 de diamètre extérieur à la partie basse la plus saillante. Elle était assise sur un plateau de béton de 14 m de côté et de 1 m 50 de hauteur. 

 La fonction de ce colossal émissaire est double :

 Il doit évacuer journellement, outre les produits de la combustion d’un grand nombre de tonnes de houille, les vapeurs et les gaz s’échappant d’appareils divers, et c’est ainsi que, par des dispositions toutes particulières, cette cheminée sert à la fois de cheminée ordinaire pour la fumée des foyers des générateurs de l’usine et de gaine d’extraction pour les fluides qui se développent dans les ateliers ; c’est même cette dernière donnée qui a nécessité sa grande hauteur afin de porter au-dessus des premières couches de l’atmosphère les gaz plus ou moins délétères dont elle actionne l’évacuation et d’empêcher ainsi les localités voisines d’en être incommodées.

 La fumée : La fumée provient de la combustion du charbon (Co², Co, H²o…). Etant plus chaude donc plus légères que l’air ambiant (+ de 100° C), la fumée s’élève d’office.

La cheminée : Son diamètre influence le débit de la fumée. Plus la machine à vapeur est puissante, plus il faut de charbon, plus la section doit être importante (1 m² de section correspond à 400/500 kg de charbon par heure).

La hauteur : La hauteur de la cheminée influence sur le tirage (chiffré par la dépression à la base de la cheminée : 20 à 100 mm d’eau). Mais le tirage et le débit ne sont pas indépendants et le tirage augmente avec le débit.

La chaudière : C’est elle qui produit la chaleur qui vaporise l’eau. La vapeur d’eau produite fait marcher la machine à vapeur qui actionne les machines de l’usine.

Le carneau : C’est le conduit qui relie la chaudière à la cheminée et qui peut parfois atteindre une dizaine de mètres.

La brique : Elle résiste mieux à la chaleur que la pierre et constitue un bon isolant contre un refroidissement trop rapide de l’air sortant (ce qui ferait chuter le tirage).

Le vent : Sous l’effet du vent, une cheminée est animée de vibrations de 15 à 20 cm d’amplitude au sommet. C’est pourquoi, elle doit être désolidarisée des autres bâtiments de l’usine, avoir ses propres fondations, avoir un solide socle maçonné.

 

Composition de la cheminée d’usine

 Les fondations : Celles-ci sont parfois sur pilotis lorsque le terrain est trop mou. Au 19e siècle, elles sont en pierres puis en béton.

Le socle : Il conditionne la bonne stabilité de l’édifice et doit faire 1/5e à 1/6e de la hauteur totale de la cheminée.

L’épaisseur : Elle est importante à la base pour résister aux gaz les plus chauds et augmenter la stabilité de la construction. Elle diminue par palier, soit une brique en moins tous les cinq ou six mètres. Le décrochement est ainsi utilisé pour faciliter la construction et l’entretien par la pose d’échafaudages.

Les cerclages métalliques : Ils sont placés tous les 3 à 4 mètres et servent à compenser les effets de la dilatation.

Le diamètre : Il diminue de bas en haut pour maintenir le tirage car en montant la température des gaz diminue ce qui entraîne une réduction de leur volume.

Le paratonnerre : Il est utile pour éviter la foudre lors des orages.

           

CATASTROPHE INDUSTRIELLE

Extrait du Journal de Roubaix qui relate les faits

 Le 1er octobre 1906, vers 7 heures et demie du matin, alors que les 800 ouvriers de la filature Etienne Motte et Cie, rue d’Alger, 30, étaient au travail, une terrible explosion se fit entendre, ébranlant l’édifice sur ses bases ; Un bouchon de générateur, tout en fonte et pesant plusieurs centaines de kilos, venait de se briser et projeté avec une violence inouïe, arrachait et détruisait tout sur son passage. En même temps, un énorme et puissant jet de vapeur s’échappait de la chaudière béante.

 L’explosion causa d’importants dégâts à l’usine, mais ces dégâts matériels n’étaient rien auprès de l’effroyable malheur qui venait de s’abattre sur plusieurs familles ouvrières. On releva, en effet, deux cadavres, ceux de Melle Mathilde Gobert, âgée de 21 ans, dévideuse, et de M. Clément Mahieu, 29 ans, célibataire, qui avaient été tués sur le coup.

 Huit autres personnes, plus ou moins grièvement blessées, furent transportées à l’hôpital, où cinq d’entre elles ne tardèrent pas à succomber : Mme Ceyx, née Julia Dejehansart, dévideuse, 28 ans ; M. Samuel Salembier, contremaître des magasiniers, 28 ans, père de deux enfants ; M. Joseph Térenne, paqueteur, 28 ans ; M. Alfred Lagaisse, homme de peine, 27 ans ; M. Pierre Rousseau, aide-chauffeur, 40 ans.

 Cette catastrophe fut un deuil public ; on fit aux victimes des funérailles officielles et une souscription fut ouverte pour venir en aide à leur famille.

 

Sources :

Archives de la Société d’Émulation de Roubaix

 Jacques Prouvost, ancien Président de la Société d’Émulation de Roubaix

Archives Municipales de Roubaix 5iD n° 1 à 10

Association Le Non Lieu  – Extraits du livre « Cheminées, Totems Roubaisiens »

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