L’affaire a été créée en 1843. Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 200 millions de francs HT avec un effectif de 650 personnes. La perte de l’exercice est de 30 millions. Pourtant, ces dernières années, les bénéfices (hors impôt amortissement et provisions) ont été conséquents : 10 millions de francs /an (entre 1974 et 1978 soit près de 6% du CA. La raison invoquée pour le dépôt de bilan est l’invasion des velours américains.
La gestion de l’affaire est normale, sans excès. La Direction générale est rémunérée avec parcimonie ; les deux plus hauts salaires n’atteignent que 57.000 €, derrière eux, deux cadres sont payés 50.000 €. Une quinzaine de cadres reçoivent 30.000 €. Coté social, les salaires versés se montent à près de 40 millions et les cotisations sociales à 20 millions. L’affaire est socialement utile.
Une affaire ancienne mais vulnérable
La faille est ailleurs, les fonds propres ne sont que de 30 millions et l’affaire est obligée d’emprunter à court terme en permanence une centaine de millions pour financer les stocks et la trésorerie des comptes clients !
Les banques sont nombreuses à se presser autour de cette affaire au renom solide, vieille de 140 ans dont le crédit est reconnu. Elles sont toutes là pour conclure des prêts à court terme: le Crédit Lyonnais, la Société Générale, la Barclays, la Banque Scalbert, Via Banque, la BNP, la BFCE, le Crédit du Nord et d’autres encore. Leurs taux d’intérêt sont élevés (de 12 à 14%). Résultat : le montant des frais financiers, les agios donnés aux banques, assèchent littéralement le résultat d’exploitation. Motte Bossut travaille pour ses banques ! On jugera plus tard de leur empressement à participer au plan de redressement !
Les 60 actionnaires sont encore tous de la famille, celle de la descendance Motte-Bossut. Plus de vingt portent encore le nom. Depuis la crise interne des années 30, l’essentiel est entre les mains de 2 branches ; celle des Edouard Motte (52% des parts), celle des Gaston Motte (16% des parts). Gaston Motte-Burrus (fils) est le plus gros actionnaire individuel avec plus de 14 % des parts, loin devant ses soeurs, Madeleine, notre mère et Monique. Les autres familles apparentées sont les Brabant, Dassonville, Despature, d’Halluin, Flipo, Le Blan, Leurent, Macquet, Mulliez, Scrive, Segard, Thiriez, Vespieren, Wattel, Wattinne. Le nombre des actionnaires « extérieurs » à la famille est symbolique.
Après 138 ans d’existence … la décision a été prise de déposer notre bilan
La Direction de la Société MOTTE-BOSSUT communique :
» A l’issue d’une réunion du Conseil d’Administration du 22 Septembre 1981 à laquelle participaient comme habituellement les représentants du personnel, la décision a été prise de déposer notre bilan au Tribunal de Commerce de ROUBAIX. Notre Société, dont l’origine remonte à 1843 et dont les activités de filature et tissage avaient établi la réputation tant sur le plan national qu’à l’exportation, est principalement spécialisée dans la fabrication du velours.
Depuis de longs mois, des importations incontrôlées, atteignant plus de 50 % de la consommation au niveau de nos productions et au stade des articles confectionnés, ont amené une diminution de notre activité, une perte de nos débouchés et une baisse de notre chiffre d’affaires entraînant des coûts de production supérieurs aux prix du marché, eux-mêmes faussés par ces importations et une concurrence désordonnée.Malgré de nombreuses démarches professionnelles auprès des Pouvoirs publics, malgré notre ferme volonté de faire face, malgré diverses mesures de restructuration, malgré des investissements considérables pour rester compétitifs, malgré la qualité des hommes qui nous accompagnent, malgré une gestion rigoureuse, le niveau excessif de nos frais financiers et de nos pertes nous a contraints à prendre cette mesure.
Nous avons sollicité et obtenu le bénéfice du règlement judiciaire et avons été autorisés à poursuivre notre exploitation. « Nous jetons une fois de plus un cri d’alarme auprès des Pouvoirs publics … qu’une volonté politique, se concrétise dans la pratique par des mesures qui permettraient de sauver une industrie en plein démembrement du fait des importations « .
La situation prend du temps à évoluer
Près de 6 mois plus tard, le 4 février 1982, un nouveau courrier précise la situation:
» Cher (e) actionnaire,
Depuis notre dépôt de bilan le 23 Septembre dernier, MOTTE-BOSSUT a connu les évènements suivants : mise en oeuvre d’un plan de restructuration strict avec allègement de nos charges dans tous les secteurs ; arrêt définitif du tissage de Comines …
Les effectifs de la Société ont été ainsi ramenés à 550 personnes au 31 Décembre 1981 Nous allons sortir à nouveau pour 1981 un bilan fort mauvais ; … la question essentielle qui se pose à nous est de savoir quelles sont nos chances de pouvoir présenter un concordat et si nous pouvons y arriver sans l’intervention d’un tiers.
C’est ici que s’insère l’action des Pouvoirs publics. Sous l’égide du Député Maire de Roubaix, nous avons été successivement convoqués au Ministère de l’Industrie, puis des Finances, puis à Matignon : il nous a été dit que notre dossier, après mûr examen et visite de nos installations, méritait que « l’on s’y intéresse ».
Le CIASI, organisme ad hoc, a pris les choses en mains ; il dispose de moyens financiers importants ; notre crainte est qu’il ne mette pas ces moyens directement à la disposition de MOTTE-BOSSUT mais bien plutôt à la disposition de tiers qui accepteraient ainsi de prendre le contrôle de la Société…
Le Président Directeur Général
Jacques Motte
P.S. Nous vous remercions de garder à cette communication le caractère strictement confidentiel qu’elle mérite. »
A partir de février, Dominique Motte, fils de Gaston, commence à monter son dossier de reprise. Sa présentation et la décision des intéressés : actionnaires, créanciers, syndicats, tribunal de commerce, … interviendront fin juillet. Jacques MOTTE, Président-Directeur Général fait le point à l’Assemblée générale ordinaire du lundi 28 juin 1982 et révèle le parcours du combattant subi par la Direction de la société :
» Madame, Messieurs et Chers Actionnaires,
Il me paraît indispensable de vous dire une nouvelle fois, notre profonde inquiétude. Ayant été assurés, dès le dépôt de bilan, d’une déclaration d’intention très positive à notre égard de la part des Pouvoirs publics, nous nous sommes vite aperçus que les actes ne suivaient pas … au moins comme on les attendait.
Tout d’abord, l’exécution du plan de restructuration élaboré en accord avec notre Syndic s’est heurté à des difficultés de compréhension ; les cent cinquante licenciements que nous avions prévus ont été contestés tant par les Maires de l’Association du Versant Nord-Est de la Métropole que par les représentants du Ministère de l’Industrie. Malgré cela, nous avons accompli cette étape difficile, compliquée et alourdie par le fait de démissions que nous ne souhaitions pas et qui se situaient pour certaines d’entre elles, au niveau élevé de notre hiérarchie cadres.
D’emblée aussi, les banquiers nous ont pénalisés sur les taux d’escompte, les retenues de garantie et les montants de papiers qu’ils acceptaient de nous prendre (deux d’entre eux ont refusé toute relation avec nous) ; nous avons eu, en liaison avec le Syndic, à mener une bataille permanente pour « survivre » avec les ajustements indispensables correspondant à une nouvelle répartition du pool bancaire et à la hausse de nos chiffres d’affaires.
Les fournisseurs pour la plus grande partie d’entre eux, nous ont également talonnés, exigeant le plus souvent un paiement immédiat avant toute autre livraison, ce malgré qu’ils avaient la garantie de la masse. Les clients ont dû continuellement être confortés dans leur confiance à notre égard ; nous nous sommes attachés à les livrer ponctuellement et à les assurer que leurs ordres seraient honorés… faute de quoi, nous n’aurions plus de carnet à ce jour.
A côté de cela, le CIASI (Instance au Ministère des Finances chargée de dépanner les entreprises en difficulté et dont le maintien apparaît souhaitable et possible) s’est attaqué à notre dossier avec une lenteur et un manque de conviction très nets ; nous avons alors vu défiler des Fiduciaires, des Conseils, des Experts venus étudier notre risque pour compte de diverses Sociétés intéressées à une reprise …
L’importance de MOTTE-BOSSUT (500 salariés), l’investissement important à assurer, le contexte textile, la spécialisation velours, l’évolution sociale (vote de la Loi Auroux entre autres), tout cela a dissuadé plusieurs investisseurs possibles.
Nous nous sommes retrouvés finalement en face d’un Groupe animé par Monsieur Dominique MOTTE, accompagné de quelques « capitalistes » et d’une société d’ingénieurs-conseils intitulée Cabinet BOSSARD ; ceux-ci étaient d’accord pour faire une proposition de reprise. Malheureusement, depuis des semaines, les banques refusent leur concours à ce Groupe, malgré les pressions du CIASI.
Pendant ce temps, le Tribunal de Commerce de Roubaix par la voie de notre juge-commissaire et de notre Syndic, s’inquiètent de nos perspectives d’avenir … si nos comptes depuis avril sont équilibrés ou à peu de chose près, nous pensons qu’à partir des congés, ils seront à nouveau nettement moins bons et probablement même mauvais. Sur quoi, le Tribunal a estimé qu’il ne fallait pas prolonger l’exploitation et qu’il aurait lieu de décider la liquidation de biens dans un très proche avenir.
Notre personnel, informé de cette menace, a immédiatement constitué une « Intersyndicale » regroupant les représentants des Syndicats C.G.C., C.F.D.T., F.O., C.F.T.C., C.G.T. et a entrepris un certain nombre de démarches auprès des Maires de ROUBAIX, LEERS et HEM, auprès de MATIGNON (Premier Ministre) et du CIASI.
Est-ce sous leur influence ? Toujours est-il que nous avons appris vendredi dernier que six des banquiers re-consultés au sujet du dossier Dominique MOTTE étaient revenus sur leur position précédente et désormais se trouvaient disposés à prendre la quote-part des prêts participatifs qu’on leur demandait de souscrire…
Nous nous trouvons en conclusion en face de deux hypothèses : une seule sauvegarde le personnel et l’exploitation de MOTTE-BOSSUT, elle a de ce fait notre préférence ; toutes deux cependant aboutissent à la conclusion définitive de la perte totale du capital de MOTTE-BOSSUT pour ses actionnaires actuels. Il est évident qu’avec un bilan où les fonds propres sont nuls, il est difficile de défendre une valeur de cession.
Nous sommes navrés d’arriver à un tel aboutissement ; votre Direction tient cependant à vous assurer qu’elle s’est battue pied à pied durant tous ces mois difficiles ; elle l’a fait et continue à le faire dans des conditions fort particulières… les projets d’avenir construits pour MOTTE-BOSSUT étant en fait élaborés le plus souvent en dehors d’elle. »